À ce niveau de notre travail, où il est question de rechercher les fondements de la violence électorale en tant qu’elle constitue un répertoire d'actions fondamentalement opposées à l'exercice libre du droit de suffrage et qu’elle disqualifie le fait électoral, notre intérêt s’est jusqu’ici principalement porté sur la politique coloniale dont nous avons souligné qu’elle n’est pas à l’origine exempte de responsabilité en ce qui concerne l’apparition de la violence électorale.
Il s'agit à présent, de prendre clairement en compte la responsabilité des indigènes dans l’éclatement de cette violence et donc de ne pas avoir à occulter leur rôle dans la pérennisation de celle-ci. Aussi par la réflexion découlant des considérations historiques, il nous faut examiner la mimétique reproduction de cette violence dans les années quatre-vingt-dix, après la levée sur le pays de la chape de plomb totalitaire du régime présidentiel de parti unique.
En effet, s’il y a lieu d’affirmer, partant de ce qui précède, que les pratiques coloniales avaient un caractère largement autoritaire et antidémocratique, qu’elles ont déstructuré et remanié l'organisation de la société traditionnelle africaine, pour leur profit et selon leurs conceptions, dans leur examen de la construction de l'État-Nation en Afrique, nombre d’auteurs montrent que l’État décolonisé a poursuivi dans la voie tracée par le colonisateur. 886 C’est ce que fait par exemple le professeur Gonidec, qui souligne que pour ses intérêts, la colonisation avait porté une première atteinte à l'édifice de la société traditionnelle africaine mais que l’État indépendant n'agira pas de manière fondamentalement différente. 887
Les raisons qui permettent de comprendre ce mimétisme se trouvent sans aucun doute dans l'origine du personnel politique qui s’est installé dans le pouvoir d'État, en succédant au colonisateur. Il s’agit de la catégorie des fonctionnaires qui, prenant la place au pouvoir de ceux qu'ils avaient auparavant servi, vont massivement reproduire leurs pratiques.
Jean François Bayart rappelle ainsi par exemple que la bureaucratie qui prétend dans ces pays au monopole de la modernité est l'héritière directe du projet autoritaire de la "mise en valeur coloniale" et du style de commandement de l'Administration européenne de l'époque. Il indique par la suite que les techniques coercitives de l’Administration coloniale ont été largement maintenues (discours intimidateur, travail obligatoire sous l'appellation pompeuse de "investissement humain", détention arbitraire, châtiments corporels). 888 Dans le même sens, le professeur Augustin Kontchou Kouomegni, parlant de l'Afrique en général, souligne combien "‘cet héritage politique pervers(...) lors du passage du régime colonial à l'indépendance nationale’", est parfois considéré comme "la caractéristique fondamentale des deux premières décennies de la vie politique de ces pays. 889
Pour ce qui concerne notre propos, de nombreuses références historiques nous montrent qu’il en est des fonctionnaires comme des autres intervenants sur la scène politique camerounaise.
En effet, lorsque le pluralisme politique est officiellement rétabli le 13 février 1991, face au pouvoir en place, la Nouvelle Opposition politique qui s'organise se polarise modus operandi sur le passé nationaliste. Dans sa tentative de conquête du pouvoir politique, ce Mouvement, tel que nous convenons de le designer, puise l'inspiration de ses actions dans l'éventail des pratiques de violence perpétrées par les nationalistes en lutte contre le colonialisme.
On peut donc, à partir de là, comprendre que l'on ait aboutit trois décennies plus tard après l’indépendance du pays, à une schématique reconstitution du moment colonial, ou à une situation comportant tous les ingrédients de cette époque révolue : mis à part la violence, il y a la problématique du tribalisme, apparemment assoupie sous le régime monopartisan d’A. Ahidjo, qui va rejaillir dans le pays en termes plus vigoureux.
Gonidec (P. F.), "le colonisateur a transféré aux africains son idée de l'État in L'État africain, 2eéd., Paris, LGDJ., 1985, p. 77 ; Voir les remarques de C. Coulon, "Idéologie Jacobine, État et ethnocide", in Pluriel-débat, 17, 1979, pp. 3-20 ; dans la même revue, voir l'étude d'Alain Femet, "Assimilationisme politique et réalité juridique dans la tradition coloniale française" ; Il y a également Pambou Tchivounda (G.) ;Essai sur l'État africain post-colonial, Paris, L.G.D.J., p. 39 ; Ben Yacine Toure, Afrique, l'épreuve de l'indépendance. Publications de l'Institut Universitaire de Hautes Études Internationales, Genève, P.U.F., 1983 ; Person (Yves), " l'État-Nation et l'Afrique" in État et Société en Afrique Noire, actes du colloque organisé à Paris en septembre 1980, Revue française d'histoire et d'Outre-Mer, 1981, p. 274.
Cf. Gonidec (P. F.), ibid.
Cf. Politique Africaine, 43 oct. 1991, p. 8.
"Administration publique et politique en Afrique francophone", in La problématique de l'État en Afrique Noire, Dakar, 1982, Présence Africaine, p. 267 et 269.