1. – La participation conflictuelle aux élections et les dénonciations systématiques d'irrégularités : la remise en cause permanente de la sincérité du vote.

Pendant la période coloniale, les élections donnent lieu à tant d'irrégularités que la question de leur simulacre ou de leur contrefaçon reste encore posée. Ces élections coloniales étaient à chaque fois suivies de plaintes pour fraude et manipulations tel que le Conseil d'État français ordonna plusieurs fois leur reprise dans de nombreuses circonscriptions. 890

Concernant le contexte politique des années quatre-vingt-dix, après la libéralisation politique marquée par le rétablissement du pluralisme le 13 février 1991, les mêmes dénonciations d'irrégularités refont surface et devancent même la tenue des opérations de scrutin; et même ce sera parfois pour certains hommes politiques la seule activité préélectorale à mettre à leur actif. 891

On peut se demander si depuis 1991 cette fraude électorale est fréquente ou exceptionnelle. La question suscite en tout cas toujours des appréciations tranchantes, divergentes, qui sont toujours fondées sur des faits rapportés à des personnes ou à des formations politiques. Parfois, on surévalue leur gravité et leur ampleur soit pour accuser soit pour se défendre. Pendant la campagne électorale, c'est sûrement un moyen de discréditer l'adversaire, de diminuer sa victoire et, en cas d'invalidation, c’est l’espoir d’une nouvelle chance, cas qui reste tout de même exceptionnel sinon inédit au Cameroun.

Combien de dénonciations ne sont que l'excuse des vaincus ? Cette raillerie de Lefèvre Pontalis à la tribune de l'Assemblée nationale française‘",’ ‘ 892 ’ ‘ épouse bien la situation contemporaine d’apprentissage électoral au Cameroun : "On crie, en temps d'élection, à la corruption(...) comme on crie en temps de guerre à la trahison, pour expliquer un échec ou pour s'en consoler’".

La fraude électorale qui fait l’objet de dénonciations dans le nouveau contexte pluraliste au Cameroun, consisterait tout d’abord dans "le vagabondage électoral" : il s'agirait de faire voter plusieurs fois les mêmes individus dans différents bureaux de vote, à l'aide de plusieurs cartes électorales établies au nom du même détenteur, toutes ces différentes cartes n’ayant en commun que la photographie de leur titulaire y figurant. Ces électeurs "spéciaux, apparemment dotés du don d’ubiquité", se feraient transporter de bureau de vote en bureau de vote le jour du scrutin au moyen des autobus spécialement affrétés à cet usage par les bénéficiaires/commanditaires de leurs forfaits.

Il y aurait ensuite dans le registre des pratiques frauduleuses aux élections, des substitutions de véritables procès-verbaux établis en fin de dépouillement des votes , par des procès-verbaux fabriqués et comportant imitation de signatures des scrutateurs, tout cela se passant au cours de l'acheminement de ces documents d'un bureau de vote secondaire au bureau de vote central ou vers la sous-préfecture.

En plus de la création de bureaux de vote fictifs à urne électorale préalablement bourrée, la fraude concernerait également le déroulement même du scrutin dans des lieux permettant toute sorte de manipulations car, ces lieux seraient inaccessibles ou interdits au grand public ! Ce sont des lieux où il serait difficile aux partis de l’Opposition portant habituellement cette accusation, de désigner des scrutateurs. Les lieux le plus souvent cités qui correspondent à cette catégorie concernent les commissariats de police, les casernes de l'armée ou l'enceinte des lieux de détention. 893

Il est à noter que quelle que soit l'époque de la dénonciation des irrégularités, coloniale par les nationalistes, post-coloniale par la Nouvelle Opposition politique, elle vise le plus souvent, sinon toujours, l’autorité en place chargée de l’organisation de la compétition

En dehors des plaintes constamment déposées auprès du Conseil d'État, les nationalistes dénonçaient les méfaits de l'Administration coloniale auprès des Nations Unies, en appuyant cette démarche par de milliers de pétitions que leurs militants y envoyaient. 894 De même le ministère de l'Administration territoriale au Cameroun est lui aussi récusé par la Nouvelle Opposition au profit des commissions électorales, composées de représentants des partis politiques. 895

Ainsi, depuis le rétablissement officiel du pluralisme politique au Cameroun, les protagonistes sont si exigeants sur les modalités de l'opération électorale que répondre à leur question "qui peut voter ?", interrogation d’apparence simple, exige au fond la solution de multiples problèmes qu’elle pose : l'identification précise du votant, la détermination de sa nationalité dans un pays où l'état civil est récent et souvent incertain ; des opérations de recensement pour l'inscription sur les listes électorales dans une société en profonde évolution urbaine. Il s'ensuit donc des controverses sans fin, entretenues à l'aide de grosses manchettes dans la presse locale.

Pour la Nouvelle Opposition, "partisane du perfectionnisme électoral", qui dénonce les fraudes du gouvernement, les garanties d’un vote démocratique ne sont jamais réunies. Sont sans cesse réclamées, de nouvelles améliorations des listes, des distributions de cartes, des garanties de transparence dans les bureaux de vote. En somme, l'encre indélébile sensée marquer les votants n'est jamais assez ineffaçable. Et l'on imaginerait presque de marquer les votants au fer rouge pour éviter les fraudes ! L’existence de ces fraudes fondent pour certains le choix du recours ou des appels à la violence.

Les élections passées, les perdants crient encore à la fraude, à "la victoire volée" comme ce fut le cas à l'élection présidentielle de 1992, et surtout n'acceptent jamais les résultats du scrutin. De toute façon jamais personne n’apparaît envisager de perdre à la régulière. Le contentieux de l'élection paraît ainsi constituer lui aussi un enjeu de pouvoir, et la désignation du juge de l'élection l'objet des mêmes controverses.

Certes, la sincérité de l'élection doit rester une exigence fondamentale. Aucune entorse à ce principe ne doit être tolérée. Mais, ne faut-il pas que l'ensemble des protagonistes accepte la loi de l'élection (la victoire ou l’échec) et convienne du fait que la perfection ne se forge pas seulement au bout de quelques scrutins ?

Telle que se présente la participation aux élections, il paraît, sans que cela ne fasse de doute que, quelles que soient les garanties que l’on puisse réunir pour un processus électoral approchant l’idéal de la transparence, les dénonciations systématiques d'irrégularité ne semblent pas pouvoir cesser aussitôt pour autant. Il apparaît de plus en plus que ce sont toujours ceux qui, en voulant accéder au pouvoir, se sentent objectivement faibles pour y parvenir par la voie institutionnelle, qui chaque fois appellent au boycottage du scrutin. Et, franchissant un degré supplémentaire comme nous l'avons vu avec l'élection présidentielle de 1997, en appellent à un boycottage actif : noble euphémisme pour justifier une fois de plus l'usage de la violence afin d'empêcher l'expression libre des suffrages et favoriser le chaos dans le pays.

Notes
890.

Ainsi par exemple aux élections du 20 mars 1952, dans dix des dix neuf circonscriptions que comprenait le territoire du Cameroun, des demandes officielles sont formulées pour leur annulation. Cf. La voix du Cameroun, n° 11-12, déc. 1952 février 1953, cité par Joseph (Richard) op. cit.

891.

Il en serait ainsi par exemple du Président national du Parti des Démocrates Camerounais (PDC), le docteur Louis Tobie Mbida. Cf. L'expression,11, du 21 avril 1997 et Challenge nouveau du 23 avril 1997.

892.

Garrigou (Alain), Le vote et la vertu. Comment les français sont devenus électeurs, Paris, PFNSP, 1992, p. 127.

893.

Cf. L'expression n°111 du 21 avril 1997 et Challenge nouveau du 23 avril 1997.

894.

Cf. La voix du Cameroun, n° 7, fév. 1952, et n° 8, mars-avril 1952. Joseph Richard ajoute que ces pétitions concernaient tous les problèmes possibles, "depuis les méfaits des administrateurs locaux jusqu'au vol de quelques têtes de bétail", in Le mouvement nationaliste au Cameroun au Cameroun, op. cit., p. 235.

895.

En janvier 1996, la conférence épiscopale réunie à Bafoussam doutait publiquement de l'aptitude du Ministère de l'Administration territoriale à organiser des élections justes et transparentes et préconisait la création d'une commission électorale indépendante.