Depuis l'introduction du vote au Cameroun en 1945, peu d'élections supposées libres ont échappé à l'appel au boycottage. Autrement dit, rares sont les élections qui se sont déroulées véritablement dans une atmosphère de paix civile ou qui ont fait l'objet d'un assentiment général des protagonistes, quant à leur nécessité et leur modalité, avant, pendant et après le scrutin.
Historiquement, le premier appel à l'abstention lancé dans le pays provient du Ngondo, l'Assemblée traditionnelle des Duala. Déjà il concernait la première élection qui eut lieu dans le pays et qui devait donner à celui-ci deux représentants à la première Assemblée Constituante française de 1945. Rédigé sous la forme d'un mémorandum, cet appel attaquait violemment ceux qui étaient suspectés de recevoir de l'argent pour trahir leur pays et menaçait de mort ceux qui participeraient au Vote pour envoyer des représentants à Paris.
Dans ce mémorandum, dont l’objectif consistait à s'opposer aux intentions de la France d'assimiler le Cameroun à ses colonies, les sentiments nationalistes s'expriment de façon directe par des formules telles que : "Nous sommes tous noirs" ; "‘Les Français doivent nous laisser libres"; "Vive le bloc du Cameroun"; "À bas les traîtres et la France leur complice’". 896
Moukoury Kuoh, qui participa à la rédaction de ce document, raconte l'action des Français pour en atténuer les effets : 897
‘"(…) mais cette détermination du peuple s'écroule comme un château de cartes, face aux astuces de l'Administration française. En effet, après la publication du Mémorandum, le Gouvernement, représenté à Douala par l'Administrateur Léon Salasc, sent dans l'attitude des Duala un danger de contamination pour l'ensemble du pays. Jusqu'ici Douala est le centre névralgique du Cameroun en tous points de vue. Son refus de voter peut être de nature sinon à entraîner d'autres régions dans l'abstention, au moins à fausser la physionomie électorale. Il faut absolument que Douala vote, dit-il. Pour y parvenir, il faut une très forte pression morale. Salasc va [donc] susciter la candidature du Prince Alexandre N'dumbé Duala Manga Bell : un nom prestigieux qui fait tomber toute résistance.’Pendant la décennie qui s'écoule après ce premier appel à l'abstention, décennie au cours de laquelle l'UPC apparaît et devient le "parti-phare" du nationalisme au Cameroun, la violence ne quitte plus la scène politique locale : après les émeutes de septembre 1945, cette violence s'exprime comme nous l’avons vu, par des affrontements suscités et attisés par l'Administration coloniale entre les sympathisants de l'UPC et ceux des autres groupes politiques ; puis, par d'autres émeutes en mai 1955 aboutissant à l'interdiction de l'UPC le 13 juillet 1955. Désormais réduite à agir dans la clandestinité, cette formation politique prend le relais et appelle à l'abstention aux élections municipales du 18 novembre 1956, tel que nous l’avons également vu. Elle espère ainsi faire pression sur le gouvernement français dans le but d'obtenir de sa part une amnistie qui puisse permettre à ses membres de participer aux élections du 23 décembre 1956.
Mais, par suite du refus du Parlement français d'accorder cette amnistie dans les délais compatibles à une participation des nationalistes, l'UPC se divise donc en deux courants dont le premier, qui appelle à un boycottage dans le calme, et le second qui, se préparant par ailleurs à la lutte armée, prône de saccager les bureaux de vote, qui le seront effectivement en décembre 1956(Cf. supra).
En boycottant les élections, au vote des citoyens, l'UPC semblait préférer les pétitions de ses militants envoyées par milliers au siège des Nations Unies.
Près d'un quart de siècle plus tard, c'est-à-dire dès la fermeture de la parenthèse du parti unique au Cameroun, la Nouvelle Opposition politique inscrit son action dans le prolongement de ces différentes pratiques nationalistes, et le pays n'en finit plus à convulser douloureusement.
Tout d’abord, ce Mouvement rejette lui aussi la solution du passage par les urnes proposée par le gouvernement du Cameroun, et exprime de même sa défiance envers les élections organisées par le régime en place, tout autant que le faisaient, par rapport aux élections coloniales les pétitions de l'UPC dont on adopte aussi la stratégie de lutte contre le pouvoir en place.
En effet, dans le cadre des luttes anticoloniales menées par l'UPC, des émeutes eurent lieu au Cameroun du 22 au 30 mai 1955. (Cf. Supra, 1 ère partie, chapitre 1 section II : le contexte d'intervention de la Loi-Cadre). Pour appréhender les causes de ces incidents violents, de nombreux auteurs ont formulé des hypothèses parmi lesquelles, 898 celle de Georges Chaffard qui paraît grosso modo, la plus plausible : face à l'Administration coloniale, le leader de l'UPC, 899 se fourvoya en pensant "‘qu'il avait les moyens, au Cameroun, de triompher par une action révolutionnaire de type marxiste, analogue à celle qu'Ho Chi Minh avait menée victorieusement au Viêt-Nam’". 900
S'inspirant de cette vision des choses, devant le veto du pouvoir d'ouvrir une conférence nationale, au début des années 1990 les leaders du mouvement de revendications allument plusieurs foyers de violence dans le pays dans l'espoir de faire tomber le pouvoir et s’en emparer..
Dans le cadre des opérations "Villes mortes", la Nouvelle Opposition politique en appelle aussi à la désobéissance civile, ainsi que le fit l’UPC en date du 25 mai 1955 en donnant "‘la consigne aux marchands bamiléké de refuser de payer leurs taxes et de désobéir aux injonctions de l'Administration’." 901 Rééditant cette attitude des nationalistes, les opérations "Villes mortes" visent elles aussi à paralyser l'activité dans les grandes villes du pays et de manière musclée au besoin.
En effet, le 10 avril 1991 à Bafoussam, la prison et les locaux de l'Administration sont attaqués, comme ce fut le cas en 1955 : le 23 mai à Loum, le 25 mai à Douala-New-bell ; les routes sont également coupées, tout autant qu’elles le furent le 25 mai 1955 entre Douala et Nkongsamba, et le 27 mai 1955 entre Yaoundé et Douala. Mais, par rapport aux nationalistes, le Mouvement "innove" quelque peu : aux barrages qui sont dressés sur les routes en 1991, on impose aux passants le paiement des cartons frappés du slogan "BIYA must go" ; ces cartons sont tantôt de couleur jaune, tantôt de couleur rouge selon le degré de coopération que manifeste le passant à qui on impose leur paiement. Les sommes d'argent versées en " échange" de ces cartons lui sont en réalité quelquefois extirpées de force, dans le but d'alimenter les caisses du Mouvement ou celles des commanditaires des forfaits ainsi commis sur la voie publique; des incidents violents opposent donc manifestants et policiers ; les commissariats de police sont attaqués ; des voitures sont brûlées. Comme en 1955, des mots d'ordre de grève générale sont lancés ; de même, des marches sont organisées au cours desquelles l’on refuse d'obéir aux injonctions de dispersion données par les troupes chargées d'intervenir : d'où les nombreuses pertes en vies humaines. 902
Mais, en ayant finalement échoué à renverser le pouvoir en place, tel qu'il est apparu que c'était réellement l'objectif de ceux qui dirigeaient le mouvement de revendications ou à contraindre le gouvernement d'organiser ladite conférence nationale s’avérant le prétexte d’une tentative de coup d'État civil, l'aile "dure" du Mouvement s'organise donc en une nouvelle alliance, l'ARC-CNS, 903 se retranche aussi à partir du 17 novembre 1991 derrière un discours radical de violence (cf. supra : les langages de stratégie ou d'opération) qui traduit plus que jamais le refus de jouer le jeu du suffrage électoral.
Ce discours radical de violence ne constitue de fait qu’un avatar de la stratégie de violence copiée aux nationalistes contestant l’ordre colonial mais s'avérant également infructueux comme dans le passé.
À la lumière des développements qui précèdent donc, on est en droit de parler d'un continuum entre les pratiques nationalistes et celles du mouvement de revendications de la tenue des assises d'une conférence nationale dès la libéralisation politique en 1990. Ce continuum est aussi celui de la violence et du recours à la violence, qui traduisent fondamentalement la défiance envers les élections organisées dans le pays, depuis les premiers moments d'existence du suffrage électoral au Cameroun.
Mais, dans cette analyse, il faut tenir compte du fait que ce continuum dans la pratique de violence au Cameroun n'est pas absolu ou parfait. Il connaît quelques nuances depuis les mobilisations nationalistes pour combattre le colonialisme jusqu'à celles du mouvement de revendications de la conférence nationale qui s'y réfère un quart de siècle plus tard, pour faire tomber le pouvoir en place au Cameroun.
En effet, comme le firent les nationalistes en développant à leur égard un discours antiféodal ou en les traitant de "valets du colonialisme", les fonctionnaires et les chefs traditionnels sont tout autant stigmatisés et soupçonnés de perpétrer la fraude électorale au bénéfice du pouvoir en place.
Aux élections législatives du 1er mars 1992, le Mouvement lance l'opération "Zéro vote" puis, franchissant un degré supplémentaire à l'élection présidentielle du 12 octobre 1997, en appelle au boycottage actif (cf. supra), après avoir en son sein soumis à débat la question du recours à "l'option militaire", comme le fit avant lui l'UPC plusieurs années auparavant à Makaï dans la nuit du 2 au 3 décembre 1956 en créant une organisation militaire, le CNO (Comité National d'Organisation) qui sèmera la terreur parmi les populations, mais également au sein de l’armée régulière contre laquelle elle se battait.
Mais, contrairement aux actes douloureux commis pour répondre à l’appel des nationalistes, en l'occurrence à celui de "l'aile jeune" de l'UPC dirigée par Abel Kingué, il n'y aura pas passage à la violence proprement dite en 1997.
Suite à l’appel au boycottage actif lancé par la Nouvelle Opposition en 1997, la violence se limitera heureusement dans les propos des dirigeants de cette organisation vitupérant à la fois le pouvoir en place, l’opération électorale elle-même et les éventuels participants au scrutin.
Le score de 92,5% de suffrage en faveur du candidat sortant pourrait légitimement faire croire à un retour à l'époque du monopartisme. Il nous semble en réalité que cela n'est pas le cas. Ce résultat paraît surtout traduire le refus de la violence par les citoyens, et leur désaveu à l'égard des formations politiques qui n'entrevoient aucune autre possibilité de faire de la politique que celle qui se base sur l’exercice de la violence et l'agitation sociale finalement infructueuse. Ce désaveu est donc d'autant plus fort que le pourcentage de suffrage exprimé en faveur du Président sortant s’avère important, alors que la lassitude de la population camerounaise est forte.
Finalement, à l'opposé des nationalistes qui s'efforçaient de transcender les différences inhérentes aux populations camerounaises face au colonisateur, 904 à partir de 1991, la Nouvelle Opposition s’emploie quant à elle, à œuvrer pour une re-émergence de la problématique du tribalisme en termes plus vigoureux dans le pays.
L'ethnicité et la région redeviennent des identifiants cardinaux influençant les rapports sociaux de manière formelle ou implicite. 905 Sur la base d'une mobilisation identitaire refleurissent des associations comme Essingang, Laakam, l'Organisation de Libération du Peuple Sawa, le Front de Libération du Peuple Bëti, Dynamique Culturelle Kirdi, etc. L'exacerbation des différences entre Camerounais débouchent quelques fois sur des conflits ethniques tels que ceux que l’on déplorera entre Arabes Choa et Kotoko dans le Logone et Chari en 1992 ou entre Baya et Foulbé à Garoua-Boulaï.
Et l’on reparle aussi de "la menace anglo-bami" au Cameroun, dans une version actualisée du "projet bamiléké" des années 1950-1960 qui, prenant acte du soutien apporté par les Bamiléké au mouvement de revendications de la tenue des assises d'une conférence nationale, et en particulier au SDF dirigé par l'anglophone John Fru Ndi, n’aurait eu pour objectif que la mainmise des populations bamiléké sur les institutions et les richesses nationales. 906
En février 1996, suite à l'élection le 21 janvier 1996 de quatre maires bamiléké dans les cinq communes urbaines de la ville de Douala, des chefs traditionnels Sawa (Duala et assimilés Duala) organisent une marche de protestation contre l'"hégémonie bamiléké", demandent "la protection des minorités" et revendiquent les droits des autochtones sur la gestion communales; ce à quoi les porte-parole bamiléké répondent en attaquant la réforme constitutionnelle du 18 janvier 1996 qui, institutionnalisait les notions d'"autochtone" et de "minorité", aurait, selon eux "été soulevée tout simplement pour séparer les Camerounais", au travers de "‘la mise en place des moyens pour bloquer l'expansion économique, commerciale et même démographique des Bamiléké traités en véritables étrangers dans leur propre pays’". 907
Aux élections législatives de 1997, une partie de la Nouvelle Opposition, celle qui se proclame "radicale", découlant de l’échec du mouvement de revendications dont elle constituait le noyau, et en particulier le SDF, axe ouvertement sa campagne électorale sur le thème de la dénonciation du tribalisme : ce phénomène en vient donc à désigner un peu n'importe quoi au Cameroun.
Aux élections présidentielles de 1997, personne ne fait mieux dans la caricature que le candidat Albert Ndzongang. Ce Camerounais, d’origine bamiléké, inscrira ouvertement dans son programme de campagne électorale la lutte contre l’image d’un Cameroun, qu’il participe au fond à vulgariser, image selon laquelle il n'y aurait dans ce pays que des "Bëti-Voleurs" et des" Bami-envahisseurs".
Avec la fin du monopole et le contrôle étatiques sur le champ médiatique dans le cadre de la libéralisation politique, la presse locale entretient puissamment cette confusion qui nécessite à présent d'être démêlée ou dévidée.
Joseph (Richard) ; op. cit., p. 97.
Doigts noirs : Je fus écrivain-interprète au Cameroun, Montréal, Les Éditions à la page, 1963, p. 107.
Joseph (Richard) dénombre six interprétations de ces manifestations de violence, sans compter celle de l'Administration coloniale dont la thèse est que : l'UPC est une organisation communiste et totalitaire qui, craignant de voir ses forces décliner, et inspirée par Ho Chi Minh et Mao Ze Dong, organisa et déclencha, sous la direction du violent Félix Moumié son Président, l'insurrection du 20 au 30 mai 1955. Cf. Le mouvement nationaliste au Cameroun, op. cit., pp. 283-285.
La thèse de Georges Chaffard mérite cependant quelques correctifs : il parle de Um Nyobé en personne, là où il devrait parler plutôt de l'ensemble de la formation UPC... Cf. Les Carnets secrets de la décolonisation, Vol. II, Paris, Calmam-Lévy, 1967.
Ibid., p. 348.
Cf. Joseph (Richard); op. cit., p. 282.
Cf. Les droits de l'homme au Cameroun. Livre blanc publié par le gouvernement de la République du Cameroun, Yaoundé, imprimerie nationale, novembre 1993.
C'est ce qui reste de la coordination nationale des partis politiques et associations qui participent donc au mouvement de revendications de la conférence nationale. ARC-CNS signifie Alliance pour le Redressement du Cameroun par la Conférence Nationale Souveraine. Il comprend entre autres formations le SDF, l'UDC d'A. Ndam Njoya, l'UFDC de V. Hameni Bieleu, la Convention Libérale de Pierre-Flambeau Ngayap, etc..
Cf. Joseph (Richard) ; op. cit., p. 189 et sq.
Sindjoun (Luc); "Le champ social camerounais : désordre inventif, mythes si amplificateurs et stabilité hégémonique de l'État", in Politique Africaine, 62, Juin 1996.
Ce "mythe" récurrent est également un legs de la colonisation. A-t-il un fondement réel ? là est une autre question.
Cf. Impact Tribune, n° 10, mai-juillet 1997, p. 10.