B. – LE TRIBALISME COMME PRÉTEXTE DE REVENDICATION DU POUVOIR.

En envisageant les fondements de la violence électorale, nous avons souligné la persistance en Occident, des préjugés forgés par la colonisation qui concernent une férocité inhérente aux sociétés africaines, et qui sont de nos jours encore alimentés par des élaborations érudites énonçant très souvent la même affirmation: l'affirmation selon laquelle les sociétés africaines sont prédisposées à la violence et à la cruauté.

Un tel discours se donne souvent pour ethnologique parce qu’il s'agit précisément de l'Afrique. En réalité, non seulement ce discours manque de relativisme historique, il récupère purement et simplement le thème ressassé en Europe, depuis les conquêtes coloniales, du prétendu caractère africain : un caractère africain en l'occurrence forgé dans le passé pré-colonial d'où se déduit la tendance à la violence, parce que le monde pré-colonial, dit-on, était violent et que des pratiques toujours vivaces transmettraient jusqu'à nos jours les valeurs agressives d'autrefois.

Ce faisant, comme l'affirme Jean-François Bayart, on fait implicitement rimer multipartisme et cannibalisme. Et cet imaginaire politique, tributaire de la pensée coloniale et de la lecture européenne de Tintin au Congo, est empreint de ce qu'il faut nommer un solide racisme, aussi débonnaire soit-il. 908

La période pré-coloniale de l'histoire de l'Afrique est donc qualifiée de "primitive" et simplement considérée comme une regrettable "étape" de transition précédant comme le prévoyait le colonisateur, l'avènement d'une civilisation "blanche" et moderne qui condamnera à l'oubli cette Afrique traditionnelle-là puisque, dans le système de valeurs occidental, elle n'a en rien contribué au progrès de l'humanité.

En somme, l’image ainsi renvoyée de l'Afrique par ces élaborations pseudo-savantes, la même depuis la colonisation, est celle des populations arriérées, de hordes sauvages, juxtaposées les unes par rapport aux autres, chaque fois soit en état de guerre permanent, soit toujours prêtes à entrer en conflit ou à ouvrir entre elles des hostilités.

Outre que cette image de l'Afrique n'est ni vraie, ni exacte, une telle représentation du continent subsaharien ne permet en rien d’appréhender le phénomène du tribalisme qu'elle est sensée expliquer.

Rappelons d'une part que des historiens et anthropologues ont démontré ces dernières années que l'Afrique pré-coloniale n'était pas constituée en ethnies closes sur elles-mêmes mais, en chaînes de sociétés pluriethniques en étroite interdépendance. 909 Ces sociétés pré-coloniales africaines ont été des organisations démocratiques. 910 Elles connaissaient en tout cas une vie communautaire reposant sur un nombre de principes qui tendaient à maintenir l'égalité, la liberté et l’unité. Ces principes nous parviennent à travers par exemple l'étude du mode de désignation traditionnelle et du statut des dirigeants dans ces sociétés. 911 D'autre part, la cristallisation de la plupart des identités ethniques contemporaines est très récente et indissociable de la construction d'un champ étatique élargi par le colonisateur ; celui de l'État-Nation.

En d'autres termes, l'ethnicité n'est pas forcément contradictoire avec l'intégration nationale mais constitue un mode d'accès à ses bénéfices matériels ; elle n’équivaut pas à la persistance de la tradition mais au partage des ressources de la modernité, 912 comme nous l'ont montré plusieurs auteurs qui se sont penchés sur cette problématique..

Notes
908.

Cf. Politique Africaine, 43, octobre 1991, p. 7.

909.

Ibid., p. 7.

910.

La littérature est abondante sur cette question. Voir par exemple, les actes du colloque de Dakar ; "La problématique de l'État en Afrique Noire", Présence africaine, 127, 128, 1984.

911.

Pour les monarchies constitutionnelles Mossi et Ashanti par exemple, voir Cheick Anta Diop, L'étude comparée des systèmes politiques et sociaux de l'Europe et de l'Afrique de l'Antiquité à la formation des États modernes, Paris, présence Africaine, 1960, p. 23 ; Pathé Diagne, "contribution à l'analyse des régimes et systèmes traditionnels en Afrique de l'Ouest", Bulletin IFAN, Série B, 32 (3) 1970, p. 845 ; "De la démocratie traditionnelle, " Présence Africaine, 97, 1976, p. 18.

912.

Cf. Bayart (J.-F.) ; art. cité., p. 7.