Si l’on considère que la politique tourne autour de l’allocation impérative des ressources, dans tout État, et pas seulement en Afrique, Jean François Médard montre que l’enjeu central de la compétition politique reste "le partage du gâteau national". 913
Cette analyse est corroborée par les travaux de Lancine Sylla, 914 qui montrent que le tribalisme constitue un leurre des forces politiques et sociales. Il concerne en réalité les luttes pour le pouvoir, les postes, les emplois et les subsides entre des ensembles éventuellement disparates de forces, au sein du même pays
Ainsi la re-émergence du tribalisme dans le cadre de la libéralisation de la vie politique à partir de 1990 au Cameroun traduit au fond les problèmes d'accession au pouvoir et de partage des positions de pouvoir.
Et Jean-François Bayart de rappeler dans ce cadre de la caractérisation du phénomène du tribalisme qu'il n'y a jamais adéquation parfaite entre appartenance ethnique et adhésion politique. De ce point de vue, poursuit-il, les interprétations "tribalistes" du politique en Afrique Noire, qui se parent volontiers des vertus de l'expertise et de l'érudition, sont dangereusement simplistes, ne serait-ce que parce qu'elles laissent dans l'ombre des clivages historiques ou sociaux plus fins mais autrement plus significatifs". 915
En effet, ce phénomène du "tribalisme" nous met en présence d'un des effets de la mise en place de l'État moderne sur des populations travaillées par des clivages nombreux agissant en interaction variable selon leur force respective : solidarités anciennes, allégeances traditionnelles, rivalités historiques, parfois récentes comme celles qui résultent de manipulations délibérées du colonisateur, mais aussi solidarités et oppositions nouvelles provoquées par le fonctionnement de l'État. Le "tribalisme" n'est pas le jeu archaïque de ces facteurs de différenciation, mais leur reprise par des forces politiques et sociales agissant dans l'État et pour des enjeux modernes : 916 "‘Les groupes sociaux autochtones investissent [donc] les nouvelles institutions pour les soumettre à leurs propres stratégies ; ils s’approprient les nouvelles représentations du politique en les mixant – au sens cinématographique du mot – avec leurs propres répertoires culturels’." 917
Le "tribalisme" ne peut se comprendre que par rapport à l'État. Il est un moyen de lutte au sein de l'appareil d'État pour établir l'hégémonie, une stratégie de participation politique pour répartir par dosage "ethnique" le pouvoir, les places et les avantages multiples que peut offrir un État omniprésent. 918
Au Cameroun, la valeur absolue en politique semble l'occupation des lieux centraux du pouvoir, à partir desquels l'on prend le contrôle des secteurs importants de l'économie, soit en son propre nom soit par l'intermédiaire de son réseau de parenté ou de clients. Cela signifie que "‘l'accès à l'État conditionne l'accès direct aux ressources économiques, les ressources économiques et les ressources politiques sont immédiatement interchangeables et le pouvoir donne accès à la richesse comme la richesse au pouvoir’". 919
En temps de crise économique, comme au moment de la libéralisation politique au Cameroun, la rareté des biens conduit à l'intensification des luttes pour le pouvoir.
Le "tribalisme", c'est en définitive, un leurre manipulé par la classe au pouvoir pour déplacer sur les catégories de l'ethnicité les contradictions sociales afin de mieux les gérer. Il est donc invoqué par ceux qui aspirent au pouvoir et, faute d’y parvenir le désigne comme la cause de leur incapacité, de leur échec ou de leur mise à l’écart.
En l’absence d’une signification alternative du vote, c'est une des fonctions de ce phénomène, aux dépens de l'alternance démocratique provoquée par un choix libre des citoyens, que d'assurer une circulation entre les élites qui occupent l'État. Cet office disparaît lorsque ce phénomène joue de façon univoque et devient un système stabilisé d'exclusion plus ou moins complète d'un groupe, parfois violente pouvant prendre des formes sanglantes : cette situation n’a heureusement jamais abouti au Cameroun pour la simple raison qu'explique un fait observé par Jean-François Bayart, selon lequel, les différents groupes sociaux dans ce pays réussissent à peser sur l'État de façon continue par le biais d'innombrables autres tactiques. 920
Mais, du fait que l'élection est dépouillée d'une partie de ses objets, comme la circulation des élites et le renouvellement du corps social au profit du "tribalisme", en l'absence de patronage ou d'appuis de caractère "tribal", pour de nombreux aspirants au "gâteau national", l’on comprend la tentation qu'ils ont de recourir à la violence. Cette tentation se fait d'autant plus irrésistible que la probabilité d'une alternance politique est d’apparence quasiment inexistante.
Cf. Médard (Jean-François)," Autoritarismes et démocraties en Afrique Noire ”, art. cit., p. 93.
Cf. Tribalisme et parti unique en Afrique Noire, op. cit.
Art. cit., p. 7.
Sindjoun (Luc); art. cit.
Bayart (J.-F.); art. cit., p. 10.
La politique dite "d'équilibre régional" sous le régime présidentiel d'A. Ahidjo constitue une illustration du "tribalisme institutionnalisé. Cf. Ahidjo (Ahmadou); Contribution à la construction nationale, Paris, Présence Africaine, 1965.
Médard (J;-F.); " Autoritarisme et démocraties en Afrique Noire", in Politique Africaine, 43, octobre 1991, p. 93.
Bayart (J.F.) ; "La revanche des sociétés africaines", Politique africaine, 11, septembre 1983, pp. 101-102.