2. – L'alternance politique : une réalité désormais virtuelle au Cameroun.

Comme nous l’indique le professeur Paul Bacot, "‘l’alternance est le passage d’une situation à une autre’". 921 Elle évoque "une succession répétée dans l'espace ou dans le temps qui fait réapparaître tour à tour dans un ordre régulier les éléments d'une série" (Robert). L'idée à retenir de ce concept d’après le professeur Léo Hamon, est celle de la "‘succession régulière, de recommencement répété dans une donnée de la même séquence reprise et défaite et reprise et défaite encore ; pourquoi ne pas penser alors à la navette, laquelle prend tour à tour deux positions extrêmes ?’" 922

En politique, l'alternance est la règle de jeu qui se caractérise "‘comme la dévolution du pouvoir, selon les règles constitutionnelles établies d'une majorité à une autre’", 923 le critère de distribution entre les deux majorités étant sinon la différence idéologique, du moins la différence de fond entre leurs programmes politiques. Une élection d’alternance se traduit par un changement de l’appartenance partisane du/des dirigeant(s) issu(s) du(des) scrutin(s). 924 Il va sans dire que l'alternance présuppose un vote libre de la part des citoyens appelés à se prononcer.

L'alternance politique sépare les régimes et les périodes politiques. Elle suppose une succession de victoires et de défaites dans la succession des scrutins, de sorte que l'élection s'avère une affaire d'expression de préférence politique. Un régime d’alternance se caractérise par la possibilité effectivement offerte aux électeurs, à intervalle plus ou moins régulier, de faire d’un scrutin une élection d’alternance. C’est le fait que l’alternance soit réputée possible, et non pas sa survenue effective, qui permet de parler de régime d’alternance. 925

L’alternance politique peut prendre différentes formes qui ouvrent ou ferment le choix populaire. Jean-Louis Quermonne 926 distingue tout d’abord l’alternance "absolue", qui se concrétise dans le transfert du pouvoir de la majorité à l’opposition, lorsque le choix populaire s’applique à la fois au gouvernement et à l’Assemblée parlementaire issue du suffrage universel. Ensuite l’alternance "relative", qui consiste dans le transfert du pouvoir de la majorité à l’opposition, lorsque le choix des citoyens ne confère à celle-ci que la maîtrise du seul gouvernement ou de la seule majorité à l’Assemblée élue au suffrage universel. Enfin l’alternance "médiatisée", qui consiste au fait qu’elle produit certes, un effet "absolu" puisqu’elle modifie la donne politique au profit d’une autre équipe que celle qui se trouve au pouvoir. Mais, aucun parti politique ne détenant la majorité absolue des sièges, cette alternance n’est pas la conséquence automatique des élections législatives et résulte de l’appoint qu’apporte au parti dominant un tiers parti.

Il faut ajouter à cette trilogie le cas où l’alternance est impossible dans la mesure où la pluralité des partis politiques se réduit au partage du pouvoir entre les différentes organisations politiques en présence, ce qui rend vain la signification alternative de l’élection. Dans l’actuel système politique français, Paul Bacot note une distinction entre la grande alternance qui désigne l’élection d’un Président de la République politiquement opposé au sortant, et la petite alternance, ou semi-alternance, celle d’une Assemblée nationale dans sa majorité politiquement opposée au Président en exercice. 927

Depuis l'introduction du vote au Cameroun en 1945, et surtout depuis l’indépendance en 1960, au sommet de l’État, aucun de ces schémas d’alternance politique ne s'est jamais réalisé à la suite des élections. Cette situation résulte de l’absence de signification alternative du vote avant 1991. Avec le rétablissement du pluralisme politique le 13 février 1991, on note une évolution de cette situation. Elle n’est plus du tout la même que par le passé, et c’est un des traits majeurs du changement politique dans le pays.

Le changement consiste au fait que l’alternance politique est désormais possible tant au niveau de l’exécutif qu’à celui du législatif.

Sous le régime monopartisan succédant au régime colonial, comme nous l'avons précédemment montré, la vie politique et les élections étaient organisées de façon telle que la dévolution démocratique du pouvoir était rendue impossible : sans réelle compétition électorale, cette vie politique n'était en réalité qu'un symbole et, à ce titre, sans valeur aux yeux des masses. De fait, seules la violence, la menace de violence et la répression officiellement organisée déterminaient la participation des populations aux élections et, comme d’une main invisible, leur dictaient jusque dans l’isoloir le "choix" qu’ils avaient à faire.

Au sommet de l'Executif, le seul changement connu avant le rétablissement du pluralisme le 13 février 1991 a eu lieu en novembre 1982 quand Paul Biya accéda à la Présidence de la République, y remplaçant Ahmadou Ahidjo ayant de son plein gré rétrocédé les rênes du pouvoir, acte symptomatique du fait du prince. Ce changement se produisant sous le régime monopartisan ne constituait pas une alternance politique. Il s'agissait plutôt d'une succession. 928 La succession s'est effectué selon la procédure prévue par la constitution, 929 à propos de laquelle il est difficile de dire qu'elle était démocratique, même si un passage du texte prévoie que "le successeur constitutionnel", qui ne dispose pas d'un mandat du peuple, peut de suite retremper – ce qui se fit d'ailleurs – le pouvoir dont il hérite à sa source populaire, en décidant "‘s'il le juge utile, la tenue d'élections présidentielles anticipées’". 930

Cette procédure constitutionnelle semble d'autant moins démocratique que, dans le cadre monopartisan où sont intervenues les élections, comme nous l’avons vu, non seulement le choix électoral est de pure forme, en plus, celui qui détient les leviers de l'État part absolument gagnant.

Avec le rétablissement des élections disputées à partir de 1991, l'alternance politique est devenu pour la première fois possible depuis 1960. Mais, ni en 1992, ni en 1997, bien que ces élections aient été de caractère incontestablement pluraliste, cette réalité désormais virtuelle de l’alternance politique au Cameroun ne s'est pas actualisée.

À la première de ces élections présidentielles, les résultats obtenus par les candidats sont les suivants :

Ces résultats de la compétition présidentielle de 1992 confirment au moins le fait qu’on est désormais loin de la période du monolithisme et que dorénavant la page s'est tournée sur les élections aux résultats de l’ordre de 99% de suffrage favorable à un candidat, de surcroît unique.

Après cette compétition présidentielle de 1992, les élections législatives confirmeront qu'on est en droit désormais de parler d’un régime d’alternance au Cameroun. Il s’agit-là d’un changement sans doute limité. Mais, changement quand même dans la mesure où ces élections législatives vont donner lieu à la nécessité d’une constitution de majorité pour gouverner. Plusieurs formations politiques vont donc se retrouver au pouvoir et par ce fait confirmer la relégation du monolithisme politique dans le passé.

Concernant la consultation présidentielle du 12 octobre 1997, comme nous l’avons également mentionné, la compétition est atténuée par la "démission" de l'opposition se proclamant "radicale". D'où la réaction de "l’homme de la rue" au travers de cette formule maintes fois enregistrée : "Il n’y a pas match", et le score de 92,5% de suffrages exprimés en faveur du Président sortant qui reflète, nous semble-t-il, non pas seulement le refus de la violence mais également le désaveu des électeurs destiné aux formations politiques qui refusent de jouer le jeu du suffrage électoral et qui, faute de pouvoir constituer une force alternative dans le pays, 931 accompagnent, depuis les élections municipales du 21 janvier 1996, leurs dénonciations d'irrégularités par de nouvelles revendications telle la mise sur pied d'un organe indépendant du gouvernement pour superviser les élections, et par de nombreuses récriminations concernant cette fois le caractère même du vote pour en réalité le déconsidérer aux yeux des citoyens.

Notes
921.

Bacot (Paul), Dictionnaire du vote. Élections et Délibérations, op. cit., p. 19.

922.

Hamon (Léo), Nécessité et condition de l'alternance, "in Pouvoirs, n° 1, 1977, p. 19.

923.

Dabegie (P. ), "L'alternance dans les dictatures du Tiers-Monde", Pouvoirs, n° 1, 1977, p. 113.

924.

Bacot (Paul), Dictionnaire du vote. Élections et Délibérations, op. cit., p. 19.

925.

Ibid.

926.

Cf. Quermonne (J.-L.), Les Régimes politiques occidentaux, op. cit., op. 15 et sq.

927.

Bacot (Paul), ibid.

928.

Cf. Abiabag (J.); "La succession du Président de la République d'après la révision constitutionnelle de juin 1979 au Cameroun", RJPIC, t.33, n° 4, 1980, Pp. 443-449 ; Mbome (F.); "Réflexions sur la réforme constitutionnelle du 29 juin 1979 au Cameroun", Recueil Penant, n° 773, juil.-août-sept. 1982, pp. 34-47.

929.

Cf. Loi n°79-02 du 29 juin 1979, article 1er.

930.

Cf. Loi n° 23 du 29 novembre 1983 modifiant et complétant l'article 7 de la Constitution (J.D.R.U.C. 15 décembre 1983).

931.

De nombreuses tractations dans ce sens auraient échoué entre les chefs des partis politiques composant l'opposition avant qu'ils n'en viennent à lancer le mot d'ordre de boycottage actif de l'élection présidentielle du 12 octobre 1997.