1. – La déconsidération du vote au travers de la roture d'un langage censé en rendre compte.

En période électorale, comme nous l’avons déjà mentionné, afin d’atteindre leurs objectifs électoraux, la démarche ordinaire, couramment adoptée par la catégorie dites des "élites", consiste pour chaque membre de ce groupe social engagé en politique à revenir prioritairement vers la communauté dont il est originaire afin d'y solliciter le suffrage des siens. Michel Prouzet le note également qui écrit, concernant la période précédant l’imposition d’un partie unique au Cameroun, que : "‘La règle impérative pour tout politicien consistait à utiliser les structures traditionnelles locales pour servir ses ambitions personnelles’". 932

Les suffrages sollicités le sont, pour le membre de la catégorie des élites qui s’engage ou à travers lui, au bénéfice de l’organisation politique à laquelle il adhère au niveau national, en échange de nombreuses promesses faites aux populations concernées.

C’est que, dans le rapport hiérarchique qui lie au Cameroun l'État et l’ensemble de la collectivité nationale on l’a vu, cette catégorie des "élites" forme ce qu'on peut désigner comme un échelon intermédiaire. 933 Les votes engrangés auprès des populations serviront ensuite de monnaie d'échange ou de "capital symbolique", dans les liens de type clientéliste qui se nouent en général au lendemain des élections au sein de l'État.

Pour décrire ces rapports entre l’État et les acteurs sociaux qui lui servent donc de médium au sein des populations, Luc Sindjoun apporte quelques éclairages sur une des facettes de cette réalité politique. 934 Il montre que lors des élections municipales de janvier 1996 par exemple, plusieurs chefs traditionnels tels le fon de Mankon, celui de Bali, le sultan des Bamoun, les Lamidos de Mora, de Densa, de Maroua, etc., s’étaient portés candidats pour le RDPC (le parti au pouvoir). Il s'agissait de candidatures simplement destinées à plaire au pouvoir central et obtenir en contrepartie de sa part des retombées favorables. Le sultan des Bamoun, Mbombo Njoya, mettait par exemple en relief la possibilité de voir le département du Noun être érigé en région par son "ami", le Président Paul Biya. 935

Poursuivant son analyse, Luc Sindjoun note que "‘d'autres conditionnalités, sur les salaires et la promotion administrative, permettent (à l'État) de tenir la fonction publique et la plupart des élites (...)’", et que finalement " ‘la société de clientèle qui se généralise au Cameroun (...) est aussi animée par des acteurs sociaux en connivence avec l'État (…) [qui] essaient de contrôler des localités par des pratiques évergétiques comme Fotso Victor à Bandjoun, Tchanqué à Bazou ou Sohaing à Bayangam, etc’."

Pour signifier cette pratique systématique des élites, les chroniqueurs politiques au Cameroun semblent préférer une formule désormais courante qui consiste à parler de "vote tribal" ou de "village électoral". 936

Dans ce langage, un glissement sémantique s’opère lorsque l’on use du vocable de "tribal", qui comporte en Afrique une connotation péjorative forte, et qui du seul fait de son usage transfère cette caractéristique négative sur l’acte électoral. Cela équivaut consciemment ou non à stigmatiser le vote, à le disqualifier en lui déniant toute légitimité. 937 Et ce dérapage ne nous semble pas uniquement relever d'un abus de langage. Il dénote et démontre en effet, une volonté politique insidieuse, qui consiste à dépouiller l'acte électoral de son caractère pertinent à mettre ici en lumière.

Notes
932.

Prouzet (M.), Le Cameroun, op. cit., p. 42.

933.

Cf. Nicolas (G.) , "La société africaine et ses réactions à l'impact colonial", L'Afrique Noire Contemporaine, Paris, Colin, coll. "U", 1968, p. 230.

934.

Sindjoun (Luc); art. cité.

935.

Ibid.

936.

Cf. Challenge Nouveau du 23 avril 1997 : "La théorie du village électoral prônée par le professeur Nlep semble désormais entrer en application avec les élections de 1997. Il n'y a qu'à voir comment à travers l'investiture des divers candidats aux élections législatives, les dirigeants des partis politiques ont soit mis en position d'être élus les candidats originaires de leur village, soit placé en position aléatoire ceux originaires des tribus qu'ils aiment moins". Cf. également Le front indépendant, n° 013 du 22 avril 1997 : "La gangrène du vote tribal".

937.

Amselle (Jean-Loup), Au cœur de l’ethnie : ethnies, tribalisme et État en Afrique, op. cit., p. 37.