2. – Un vote à la charnière de processus dits "traditionnels" et de processus dits "modernes". 

Afin d'expliciter la caractéristique manifeste du vote au Cameroun, en tant qu’il incorpore deux dimensions et constitue un acte communautaire certes, mais un acte communautaire en cours de transformation à l’image de la société camerounaise elle-même, nous voudrions à la fois établir quelques précisions terminologiques qui sont nécessaires à faire lorsqu'on veut au mieux cerner les réalités socio-politiques africaines. Il s'agira de la notion de fratrie, du concept de communauté et du rapport communauté/tribu.

Pour ce qui concerne tout d’abord la notion de fratrie en Afrique, force est de constater, après avoir entendu parler les Africains, que l'Afrique ne constitue qu'une seule et même famille, puisque chaque individu semble y connaître un frère ou un cousin dans n'importe quelle ville de son pays. Dans l'esprit, cette observation rend fidèlement la réalité malgré la nuance à apporter à la terminologie "frères" ainsi que de "cousins", plus proche du terme employé par le prédicateur à l'église et désignant avant tout l'appartenance à un même groupe humain : la fratrie africaine n'implique pas obligatoirement des liens consanguins. 938

Au vrai, ce que l'on désigne souvent par "la famille africaine" correspond au lignage. Le lignage regroupe un ensemble de personnes pouvant rattacher leur ascendance à un ancêtre commun réel – c'est-à-dire non mythique – en désignant à chaque génération l'ancêtre intermédiaire. Lorsque cette descendance d'un même ancêtre devient trop nombreuse, une branche se détache pour constituer un nouveau noyau familial. C'est l'ensemble de ces branches qui constituent le clan. Un ensemble de clans forme la tribu. Autrement dit, la tribu est une société globale supérieure au lignage et au clan, mais gouvernée comme ces deux ensembles par le principe de parenté. 939 La tribu désigne un ensemble d'individus aussi ancien que les premières communautés humaines qui se sont organisées. Elle concerne un groupe vaste dont l’identité combine divers attributs tels : la descendance d’un même ancêtre mythique (le fondateur du" Phylum") ou le mythe d’une origine commune dont la cohésion est assurée par la parenté institutionnalisée, sacralisée ; un habitus fort ; une langue ainsi qu’un nom collectif propre ; un rapport politique au territoire et un sens de la solidarité au sein de la population concernée même quand elle se retrouve géographiquement éparpillée. Ainsi définie, il y aurait au Cameroun plus de 200 tribus.

Il faut noter que le terme de tribu est synonyme d'ethnie, un néologisme qu'on doit à Georges Vacher de Lapouge à la fin du XIXe siècle. Mais, contrairement au terme d’ethnie, le mot tribu est en général rejeté en Afrique Noire en raison de la connotation péjorative qu'il comporte. Et même, les ethnologues semblent de plus en plus lui préférer le terme d’ethnie, pour "‘les besoins, dit-on, d'une analyse objective des groupes humains’." 940

La tribu en tant que groupe humain peut générer un sentiment affectif de communion entre ses membres. Ce sentiment peut se traduire par un comportement répulsif voire agressif vis-à-vis des personnes étrangères à la tribu : c'est là, en son sens ethnologique nous semble-t-il, ce qu’il faut entendre par tribalisme, 941 qui, comme on le voit, n'a rien à voir avec l'autre phénomène politique jusqu'ici concerné, que nous avons été à la fois dans l’impossibilité de nommer autrement et que nous avons identifié plutôt comme un leurre des forces politiques et sociales, et qui incorpore désormais dans son expression des enjeux de caractère complètement moderne.

Si, à la lumière des développements précédents sur la logique de base de l’acte électoral au Cameroun ( cf. 1 ère partie, chap. 2 ), il paraît possible d’affirmer que le terme de "tribal", relatif à ce que l'ethnologie désigne par le vocable de tribu, est impropre à qualifier la réalité à laquelle renvoie le vote au Cameroun, on peut dire que le tribalisme n’est pas à l’origine de la violence dévalorisant le fait électoral – ceci justifie par ailleurs que nous ayons préféré, dans ces développements le terme de communauté traditionnelle au terme de tribu, notre objectif étant entre autre d’évacuer de notre exposé tout caractère péjoratif se rapportant à la désignation des groupes humains au Cameroun.

Venons en au vote du citoyen. Sa caractéristique comporte deux dimensions. La première est communautaire, et la seconde "moderne".

Notes
938.

En Afrique, tous les membres d'une même tribu se considèrent comme frère. Si la diversité du vocabulaire français permet d'exprimer des nuances telles que beaux-frères, neveux, cousins issus de germains, demi-frères, peu de langues africaines en revanche disposent de termes spécifiques pour distinguer ces nuances. Les ethnologues ont publié d'importants travaux sur la parenté en Afrique et leurs conclusions rejoignent le sentiment des Africains eux-mêmes : la réalité africaine s'accommode mal de la terminologie française. Le terme cousin recouvre une réalité encore plus vague que celui de frère. Être cousin de quelqu'un c'est très souvent être son ami. Cette terminologie est si vague que lorsqu’un Africain veut parler de son frère ou de son cousin dans l'acception française du terme, il est obligé d'employer la définition du dictionnaire et de préciser à chaque fois : même père même mère, enfants du frère – même père même mère – de mon père. Ces nuances prennent toutes leurs significations en raison de la polygamie : de nombreux "frères" ne sont en fait que des demi-frères, et pour les cousins, il est facile d'imaginer la complication pour désigner précisément les liens unissant deux cousins germains nés de famille polygame. Cette explication est si embrouillée que les Africains y ont renoncé depuis longtemps : il n'y a que les Européens pour vouloir savoir exactement "qui est qui?", pour ainsi refuser de fondre l'individu dans la communauté familiale ou clanique.

939.

Cf. Maquet (J.) ; op. cit., p. 42.

940.

Cf. Breton (Roland); Les ethnies, Paris, P.U.F., 1981, p. 6 et sq.

941.

Gonidec (P. -F.); op. cit., p. 33 ; Sylla (L.); op. cit., p. 23.