CHAPITRE III : L’OBJECTIVATION DE LA PRATIQUE ÉLECTORALE

Si l’esprit démocratique s’apprend, il nous semble exclu de croire qu’un régime de liberté ne se développe que lorsque les citoyens en ont acquis toutes les subtilités. En fait, c’est la pratique même de la démocratie qui préside à son apprentissage. En effet, "‘les historiens du suffrage universel ont montré comment l’actuelle routine électorale est le résultat d’un apprentissage long et parfois difficile : gérer, même partiellement, la conflictualité sociale par le recours à des votations répondant à des règles bien précises est tout sauf nature’l". 958

En ayant jusqu’ici envisagé le vote dans le registre de la mobilisation des électeurs, notre travail s’inscrit désormais dans le cadre d’un compte rendu du déroulement effectif des opérations qui visent à l’expression, l’enregistrement et le décompte des suffrages. Il s’agit de mettre en évidence le type de rapport concret des individus au geste électoral, et plus particulièrement d’évaluer leur degré d’intériorisation des contraintes institutionnelles.

Autrement dit, notre travail consiste à rendre compte de l’ensemble des mécanismes qui portent les citoyens à considérer les règles électorales comme existantes et s’imposant à eux.

L’objectivation de la pratique électorale ainsi envisagée au Cameroun concerne, pour reprendre les termes de Peter Berger et Thomas Luckman, 959 la logique d’une démarche à laquelle les individus sont accoutumés : démarche qui consiste pour eux à identifier les êtres humains, les objets, les actions à des types généralisables, qui permet l’institutionnalisation des règles, la prescription que des actions d’un certain type doivent être accomplies par tel ou tel agent d’un type particulier, selon des procédures spécifiques.

En effet, dans la mesure où la plupart les règles utilisées en politique ne naissent pas d’une interaction directe entre les individus, mais sont héritées et transmises à partir de multiples interactions antérieures, l’institutionnalisation concernée dans le cadre de l’objectivation fait en quelque sorte peser un corps de règles établies sur les agents ; et les institutions qui se cristallisent "sont vécues comme existant au-dessus et en dessous des individus qui en viennent à les "incarner" sur le moment.

En d’autres termes, les institutions sont vécues en tant que détentrices d’une réalité propre, une réalité qu'affronte l’individu comme un fait extérieur et coercitif. "L’ordre institutionnel, produit de l’activité humaine, atteint ainsi à l’objectivité, en ce qu’il est perçu comme donné, inaltérable, doté d’une force propre : l’objectivation des rapports sociaux prend forme dans les règles.

L’ordre institutionnel objectivé, dont les règles sont intériorisées par les individus au cours de leur socialisation, mais également dans le déroulement même des élections, et dont la préservation constitue une des tâches essentielles des "autorités " afin que leur position soit toujours garantie dans l’interaction, 960 implique la définition et le maintien de rôles, c’est-à-dire de types d’acteurs auxquels il revient d’accomplir certaines actions.

C’est au travers de ces rôles que l’institution (le vote en l’occurrence) se perpétue : "‘Les rôles permettent à l’institution d’exister, à tout jamais, comme une présence réelle dans l’expérience des individus vivants’". 961

Et puisque les rôles politiques sont censés représenter l’intégration de toutes les règles, de toutes les institutions, en un ensemble ordonné, doté de sens, et qu’ils assurent, selon la formule de Berger et de Luckman, une "‘représentation symbolique de l’ordre institutionnel en tant que totalité intégrée’", 962 ils en reçoivent une légitimité particulière : les rapports entre les unités sociales s’objectivent en prescriptions chargées d’une forte dimension symbolique et, de ce fait, très contraignantes.

Cette conception des rôles politiques conduit à rechercher leur spécificité dans la signification globale qui leur est reconnue par tous les agents sociaux ; et incite pour ce qui concerne le travail à faire que nous analysions comment cette croyance résulte des usages anciens.

Étant donné le caractère pluraliste des témoignages enregistrés et des élections observées, la dimension heuristique du phénomène des conflits sera toujours privilégiée.

Mais, en ayant précédemment traité de ces conflits en quelque sorte comme d’une pathologie sociale qui atteste du peu d’enracinement de la pratique démocratique au Cameroun, il s’agit dorénavant de les aborder comme des facteurs d’une socialité qui se construit, tant ces conflits paraissent explicatifs des dynamiques sociales et semblent plus que jamais constituer les meilleurs "fils conducteurs" permettant de "pénétrer" les collectivités pour mettre en évidence les stratégies et les logiques des acteurs qui y évoluent.

La voie qu'emprunte cette partie de notre travail a été frayée par les travaux du professeur Paul Bacot. 963 Par une approche ethnopolitologique de la procédure électorale, ces travaux montrent en effet que les interactions conflictuelles sur les lieux du vote sont liées aux propriétés sociales des acteurs présents, aux phases de la procédure électorale et aux segments de l'espace. Dans le cadre du processus de la votation qui suppose le partage, la division et la lutte, la conflictualité se manifeste selon des modalités relevant d'un nombre limité de types. Elle révèle aussi l'existence d'un savoir-faire républicain qui, rendant possible l'exercice démocratique du suffrage universel, dévoile à son tour l'existence de schèmes cognitifs, normatifs et évaluatifs en partie communs aux différentes catégories d'agents impliqués.

Si, en envisageant donc l’objectivation de la pratique électorale au Cameroun, l’on ne privilégie que l’action de voter, étant donné que cette action ne dure en tout que quelques minutes, le geste électoral peut paraître peu instructif, sauf si on en vient à tenir compte de ce qui se passe et se trouve autour, c’est-à-dire les réalités observables et analysables, qui accompagnent le vote. En d’autres termes, il faut tenir compte de l’environnement dans lequel le vote est effectué, de la particularité de cet environnement et la singularité du dispositif matériel qui permet sa réalisation. Il faut également prendre en considération la maîtrise des opérations, c’est-à-dire le niveau de savoir-faire des acteurs pour autant qu’il puisse relever du domaine du spontané, de leur inventivité personnelle et comprendre dans le déroulement des opérations de scrutin, aussi bien les irrégularités que les pratiques régulières et les manœuvres des protagonistes.

Dans le cadre du compte rendu du "savoir-faire" électoral, qui serait en train de se constituer, notre travail consiste à observer comment s’opère le respect du formalisme qui constitue le préalable indispensable à une démocratie réelle. Nous tenterons de donner corps à l’hypothèse spécifique selon laquelle au Cameroun, les gestes effectués, les attitudes adoptées ainsi que les actes accomplis par les différentes catégories d'acteurs en présence font du rapport qu’ils ont au vote, une relation qui n’est plus que de simple compatibilité, mais devient de plus en plus un rapport de réelle conformité.

Le "savoir-faire" électoral que nous envisageons ainsi correspond à ce qui est désigné par Anthony Giddens comme étant le savoir pratique acquis par les individus, et dont il montre que le déroulement des actions et la régularité des interactions en résultent. C’est le savoir qui leur permet de faire preuve d’une grande compétence dans l’accomplissement des activités sociales. 964 Ce savoir, antérieur en quelque sorte au discours que les agents peuvent tenir sur leurs actions, plus essentiel que les règles explicites dont ils se réclament et qu’ils peuvent exposer, leur est comme incorporé. En ce savoir s’accomplissent et se perpétuent les règles en vigueur. Si bien que la régulation de l’interaction résulte du savoir pratique des unités qui y sont engagées : régulation qui n’exclut pas la transformation des règles, car parfois, "‘du cours de l’action surgissent sans cesse des conséquences non voulues par les acteurs et, de façon rétroactive, ces conséquences non intentionnelles peuvent devenir des conditions non reconnues d’actions ultérieures’". 965 Les règles de l’interaction politique sont, dans cette perspective, établies, préservées et modifiées par la mise en œuvre de savoirs pratiques, celui des hommes politiques bien sûr, mais aussi celui des agents diversement concernés par leurs activités. 966

Finalement, après avoir "planté le décor" et restitué l’ambiance du déroulement des opérations de vote (Section 1), notre travail consistera à examiner la conduite opérationnelle du scrutin et l’accomplissement du geste électoral (Section 2).

Notes
958.

Bacot (Paul), Dictionnaire du vote. Élections et Délibérations, op. cit., p. 23.

959.

Berger (Peter), Luckmann (Thomas), La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986, p. 84.

960.

Bailey (F. G.), Les règles du jeu politique, Paris, P.U.F., 1971.

961.

Berger (Peter), Luckmann (Thomas), La construction sociale de la réalité, op. cit., p. 105.

962.

Ibid., p. 107.

963.

Le professeur Paul Bacot définie l'ethnopolitologie comme l'étude des modes ordinaires de politisation entendue comme le processus social d'élargissement de la conflictualité par intertraduction des clivages. Voir: "Le vote en France aujourd'hui", in Garrigou (Alain), Cent cinquante ans de suffrage universel (à paraître), Bacot (Paul) & Dujardin (Philippe), dir. , Sociologie du découpage et de ses usages politiques, Lyon, CERIEP, 1992. ""L'affaire Claude Bernard". De quelques hommages publics à une illustration scientifique et de leur politisation", in Michel (Jacques) éd., La nécessité de Claude Bernard, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1991, p.199-228. " Une représentation politique du sida. Quelques modes discursifs au PCF", Mots, 26, mars 1991, p. 54-103. Politisation et dépolitisation lors des opérations de vote. Construction sociale d'une conflictualité élargie à l'occasion du geste électoral, communication au colloque du 8 et 9 décembre 1992 du Centre de Recherches Politiques de la Sorbonne sur L'acte du vote en question ; "Les élections partielles en 1990", in Chagnollaud (Dominique), dir. , Bilan politique de la France, Paris, Hachette, 1991, p. 134-137 ; " L'acteur et le découpage. La restructuration territoriale, traumatisme cognitif", in Comte (Pierre), dir. , Les collectivités territoriales à la recherche de nouveaux territoires fonctionnels, Lyon, PUL…

964.

Giddens (Anthony), La constitution de la société, Paris, PUF, 1992.

965.

Ibid., p. 76. Dans ces "conditions non reconnues d’actions ultérieures ", on peut notamment comprendre des règles non écrites de l’interaction.

966.

Aussi l’étude des systèmes sociaux est-elle, pour Giddens, "celle des modes par lesquels ces systèmes, qui s’ancrent dans les activités d’acteurs compétents, situés dans le temps et dans l’espace et faisant usage des règles et des ressources dans une diversité de contextes d’action, sont produits et reproduits dans l’interaction de ces acteurs, et par elle ". Ibid., p. 74.