Pour la journée du scrutin, en zone rurale comme dans les agglomérations urbaines, "le bureau de vote ", c’est-à-dire ici, l’organe chargé de veiller au bon déroulement des opérations de vote, 1049 occupe soit une salle de classe, un hangar public (le centre de groupage coopératif de cacao dans les villages du Centre du Cameroun par exemple), tout ou une partie seulement d’un bâtiment administratif, le domicile privé d’un notable, d’un chef de village (que l’on nomme abusivement la chefferie) ou celui d’un chef de quartier : c’est le "lieu du vote ". Il n’est généralement pas marqué, ni ne comporte d’inscription, bien que l’on puisse souvent rencontrer dans quelques-uns uns de ces lieux de vote l’effigie du chef de l’État.
Dans les textes réglementaires, aucune instruction n’est donnée concernant l’élection de ces lieux sauf qu’ils doivent "‘autant que faire se peut, se situer dans un local public ou ouvert au public’", ce qui semble impliquer que l’administration admet que le scrutin puisse se dérouler chez des personnes privées.
En revanche, de nombreuses mesures sont prévues qui permettent la différentiation de l’espace consacré aux activités électorales. Ainsi dans l'organisation matérielle du scrutin, du fonctionnement des commissions électorales et du déroulement des opérations de vote, sont interdits les "attroupements", les menaces, les clameurs et autres démonstrations menaçantes, "le port d'armes" et autres brutalités. Visant à faire du vote le moyen de tromper ou de contrôler la violence, ces différentes mesures octroient à l'espace public du vote un caractère particulier qu’il n’a pas au quotidien. 1050
Il s’ajoute à tous ces "interdits", particulièrement en milieu urbain, la présence d’un gendarme affecté à la surveillance de leur observation, chargé de la dissuasion ou la prévention de toute initiative malveillante qui viserait à les transgresser.
En zone rurale au contraire, cette charge de sécurité, que les textes officiels confèrent au "‘président de la commission locale de vote’" (entendre le président du bureau de vote) incombe dans la pratique au chef du village. Connaissant individuellement mieux que quiconque ses administrés, il se fait souvent le devoir de rester en permanence sur le lieu du déroulement des opérations de scrutin ou dans ses parages immédiats, afin de parer à toute éventualité qui pourrait dégénérer en trouble et entrave à la bonne marche des opérations.
À ce propos concernant en particulier les villages, on peut constater l’écart certain relevable entre la théorie et la pratique, c’est-à-dire entre d’une part les prescriptions du code électoral, et d’autre part le déroulement effectif des opérations de scrutin. C’est que dans la réalité du déroulement du scrutin, le pouvoir de police sur les lieux du vote ou de régulation des opérations de scrutin, pouvoir provisoire, qui n’est que d’un jour, que le code électoral octroie au "‘président de la commission locale de vote’ " ne parvient pas à supplanter l’autorité permanente du chef de village.
En l’absence de l’autorité administrative compétente (le sous-préfet ou le chef de district), c’est en effet le chef de village, instrument utile de l’administration dans l’encadrement des masses, auquel le code électoral ne reconnaît pas formellement de fonctions dans le processus de votation, qui supervise en réalité le déroulement des opérations, intervenant en dernière instance, pourrait-on dire, sur les lieux du vote, lorsqu’il est question de résoudre une difficulté qui peut entraver la bonne marche des choses : stationnement encombrant, port d’arme ou d’objet considéré comme tel, identification de votants non munis de papiers adéquats, absence d’inscription d’un électeur sur la liste électorale, etc. (comme nous le verrons, certains chefs de village mettent tant de zèle dans ce rôle, que ceci finit par faire apparaître de leur part une certaine ignorance des textes officiels et du processus réel des opérations).
Au "président de la commission locale de vote" ne reste finalement que la conduite purement technique des opérations. D’ailleurs, comment peut-il en être autrement dans un monde paysan où l’on ignore les abstractions juridiques, où l’administration se confond avec les personnes physiques qui la représentent ?
Dans le monde paysan en effet, l’autorité traditionnelle du chef compte beaucoup plus et ne saurait disparaître, ne fût-ce que le temps des opérations, sans créer quelque choc qui pourrait s'avérer néfaste. Ceci est d’autant plus probable que les chefs incarnent parfois les valeurs traditionnelles locales, et qu’ils "‘constituent encore aujourd’hui, et sans doute pour demain, par l’encadrement des populations qu’elles assurent, des moyens d’action de l’État pour l’instant irremplaçables ’", 1051 comme a pu le déclarer le Président A. Ahidjo, bien que leur rôle aille aussi en diminuant à mesure que l’instruction se développe dans les campagnes.
Nous avons vu que depuis le rétablissement des élections disputées, les résultats proclamés sont généralement remis en cause au travers de multiples dénonciations de fraude. De ce qui précède sur le rôle des chefs de village dans le déroulement du scrutin, on comprend qu’ils puissent constituer la cible des mécontents exprimant leur déception, que les chefs ne soient pas épargnés dans les vitupérations prononcées par les perdants. Les chefs de village sont en effet souvent accusés d’agir frauduleusement pour le compte du régime en place, 1052 qui presque trop souvent, au goût de ses thuriféraires, parvient toujours à se sortir gagnant à l’issue de la compétition. Et le mécontentement donne parfois lieu à des incidents qui dégénèrent en affrontements, à l’exemple des événements, une fois encore à Élig-Mfomo aux élections municipales de janvier 1996. 1053
(Cliché Louis Martin Ngono)
(Cliché Louis Martin Ngono)
Cette précision ici faite sur la désignation du "bureau de vote" a pour but d’éviter le défaut de distinction certaine que l’on repère à l’usage de ce terme et de celui de "commission de vote" dans le code électoral au Cameroun.
Sur le dispositif législatif et réglementaire concernant la violence électorale, cf. le code pénal camerounais, art. 123, al. 2 ; art. 7 de l'arrêté du 27 avril 1997 ; art. 16 al.2 et art. al.2 de l'article 11 de l'arrêté du 27 avril, ainsi que d'autres textes spéciaux en la matière.
Cité par Gonidec (P.-F.), la République fédérale du Cameroun, Institut international d’Administration publique, Paris, 1969, p. 28.
Cf. supra, Chap. III.
Le sous-préfet et plusieurs officiels membres de la commission locale des opérations électorales se retrouveront séquestrés dans les locaux administratifs par les militants du P.D.C. contestant la victoire de la liste du R.D.P.C., jusqu’à l’arrivée des gendarmes pour les libérer.