2. – Tables, papiers votifs, Système d’isolement et urne électorale : l’itinéraire d’accomplissement du geste électoral au travers de ses étapes.

Si l’on prend l’interférence entre domaine public et domaine privé comme moyen d’observation, et plus précisément la confusion entre relations privées et domaine public, il arrive, davantage en campagne qu'en milieu urbain, que plusieurs membres d’une même famille fassent partie de la même commission locale des opérations de vote.

Le choix des membres de la commission électorale constitue un acte technique qui incombe au représentant local des pouvoirs publics (le sous-préfet ou le chef de district en général) qui, en la matière collabore avec les représentants des partis politiques présents sur son territoire de commandement. Pour ces partis politiques, c’est l’occasion de désigner leurs délégués au sein des équipes de scrutateurs. La composition des équipes de scrutateurs s’effectue en réunion préparatoire, dans les locaux de l’autorité publique en question, pendant les jours qui précèdent immédiatement le scrutin.

C’est, généralement parmi les individus qui disposent d’un minimum d’instruction en français ou en anglais que sont choisis ces membres de bureau de vote. Aucune présence de femme n’a été relevée dans tous les bureaux concernés par notre investigation. La profession la plus souvent rencontrée parmi les scrutateurs est celle d’instituteur ou de professeur. Mais, dans l’effectif des scrutateurs qui varie autour d’une moyenne de quatre personnes d’un bureau de vote à l’autre, il y a également de nombreux fonctionnaires et employés de municipalité.

Sur un des grands bords de la table où s’agglutinent parfois les citoyens qui font fonction de scrutateur, se trouvent déposées de petits paquets ou piles de bulletins de vote que l’on va proposer aux électeurs. Sur ce point également, on est désormais loin des pratiques connues sous le régime présidentiel de parti unique.

En effet, cette pluralité de paquets ou de piles de bulletins de vote traduit, elle aussi, un changement notable, parce qu’elle tranche nettement avec la présence d’un seul – et seulement un seul – lot de papier votif trônant sur la table des scrutateurs au cours des élections de fraîche mémoire qu’organisait ce régime présidentiel de parti unique.

Michel Prouzet souligne le fait observé en plein régime monopartisan selon lequel "‘lors du référendum constitutionnel du 20 mai 1972, il était souvent difficile d’apercevoir dans les bureaux de vote, le moindre bulletin marqué non. Lorsqu’au contraire, les autorités avaient songé à cette lacune, elles avaient tellement bien mis en évidence les bulletins négatifs que personne ne se serait aventuré à en prendre un ouvertement…".’ ‘ 1054

Une autre nouveauté c’est que les coûts d’imprimerie ainsi que les frais d’envoi des bulletins de vote dans les différentes circonscriptions électorales du pays, de quelque candidat qu’ils soient, incombent à l’État.

La couleur des bulletins de vote qui composent chaque pile de papier votif ainsi que le symbole qui y figure, relèvent d’un choix effectué par le candidat ou la liste de candidat auquel ils sont officiellement attribués.

Le symbole choisi par chaque candidat est le même qui figure sur tous ses documents électoraux tels les circulaires, la profession de foi, et les affiches de propagande. Pendant la période électorale, ces symboles ont la vertu de focaliser l’attention et même d’occasionner un semblant de détournement du débat électoral, en particulier dans la rue, dans les foyers et sur les lieux de travail. Le débat électoral paraît alors se limiter aux différentes significations de ces représentations que certains vont s’efforcer à leur gré de décrypter, d’interpréter ou de commenter, le plus souvent avec humour ; alors que d’autres personnes ne font simplement que les caricaturer, les dénaturer ou même les ridiculiser.

Très souvent, ce symbole du candidat est une représentation d’un animal. Ainsi a-t-on vu certains bulletins de vote arborer une représentation du lion par exemple, alors que figurait sur d’autres documents électoraux une image de la tortue, celle d’une crevette ou d’un crabe noir (U.P.C.), celle d’une carpe, d’une vache(U.C) ou bien encore celle du coq (les Démocrates).

La justification que l’on donne souvent de cette représentation d’un animal sur le papier votif et sur les autres documents électoraux de protagoniste aux élections est qu’elle constitue une figure qui, s’adressant à tous ceux des votants qui sont analphabètes, leur facilite l’identification du candidat ou de la liste de candidats auquel se rapporte cette représentation. Mais, il s’agit également d’un emblème de reconnaissance, qui se base parfois au Cameroun sur l’activité traditionnelle des populations visées.

Ainsi l’image de la vache sur les bulletins de vote de l’U.C. s’adressait-elle manifestement aux Foulbé ou aux "nordistes " en général, dont l’activité est essentiellement pastorale et qui constituaient le noyau de la structure de cette formation politique.

Avant l’avènement du régime présidentiel de parti unique au Cameroun, l’U.C. apparaissait en effet comme un groupe de défense des intérêts du Nord-Cameroun. "‘C’est d’ailleurs grâce à son président qui n’était autre que le Président Ahidjo, que cette formation ne s’appela pas Union du Nord-Cameroun’ ". 1055

Dans cette occurrence de l’emblème de reconnaissance basé sur l’activité traditionnelle des populations visées, l’image d’un poisson sur les documents électoraux d’un candidat aux élections paraît s’adresser aux Sawa, qui peuplent la zone littorale du Cameroun en ayant pour activité traditionnelle la pêche.

L’emblème de reconnaissance semble alors consister dans l'exercice d'une fonction de rappel sur l’électorat : rappel au moins de nombreux problèmes ou messages sensés être connus des électeurs concernés, après que ces problèmes ou messages aient été expliqués et commentés en cours de campagne électorale.

Depuis l’indépendance du Cameroun, seuls les partis politiques ayant exercé des responsabilités gouvernementales (l’U.N.C. d’abord, le R.D.P.C. ensuite) ont vu leur candidat opter à certaines élections pour une représentation du lion sur leurs bulletins de vote.

Localement, le lion se présente comme le roi des animaux. Il est passé dans la légende, cette fois aussi bien en Afrique qu’en Europe, puisqu’il représente dans ces deux continents le symbole de la puissance, de la force et de l’autorité.

C’est en se situant sans doute par rapport à une récupération de cette image du lion par le candidat du parti au pouvoir que Jean-Jacques Ekindi, opposant politique et lui-même candidat aux élections présidentielles de 1992, optera, en ce qui concerne ses documents électoraux, pour une représentation d’un "chasseur du lion ". Et ce sera désormais le sobriquet qu’ on lui accole avec dérision dans le monde politique local, le Président de la république, son adversaire, étant quant à lui désigné comme "l’homme-lion ".

Que faut-t-il voir ou comprendre dans la représentation de la crevette par l’U.P.C. sur ses documents électoraux ?

Peut-être faut-il tout d’abord rappeler que l’U.P.C. visait, selon les statuts de cette formation politique, à "‘grouper et unir les habitants (du Cameroun) en vue de permettre leur évolution plus rapide et l’élévation de leur niveau de vie, et à cette fin, lutter pour la réunification et l’indépendance nationales et la non-subordination du Cameroun à la lutte des blocs, en garantissant la souveraineté nationale par l’Unité et la coexistence pacifique’ ".

Ensuite, signalons que le Cameroun doit son nom à la langue portugaise. Le fait est bien connu en effet qu’en 1472, un marchand portugais, Fernando Poo, toucha le premier l’île, voisine du Cameroun, qui, en 1973, portait encore son nom. Les navigateurs portugais furent en effet les premiers européens à mouiller dans l’estuaire du Wouri, aux abords duquel se construira la ville de Douala. Étonnés de l’abondance dans les eaux de ce fleuve, de grosses crevettes (camaroes en portugais) ils baptisèrent Rio dos Camaroes l’estuaire sur lequel ils s’étaient engagés. Par déformation, le mot deviendra Cameroun en français.

Ceci dit, on peut voir dans l’usage de l’image de la crevette par l’U.P.C., la symbolisation sans doute, de l’unité des habitants du Cameroun dont cette formation politique se pose comme représentant unique face aux colonisateurs. Cela semble d’autant plus probable que l'U.P.C. s’inscrivait dans un courant révolutionnaire, se proclamait seul parti politique à vocation nationale et s’affirmait comme résolument opposée à la présence coloniale et à la division du pays

Mais, la représentation d’un animal sur les bulletins de vote peut également servir à matérialiser certaines forces divines, mystiques ou autres en dehors du fait qu’on peut la présenter comme un charme devant avoir des effets sur les électeurs. Dès lors, on est transporté dans l’univers traditionnel de signification au sein duquel nous a déjà quelque peu introduit les symboles animaliers faisant référence à l’activité principale des électeurs visés.

En effet, dans la mesure où l’objet de ce travail consiste à saisir aussi bien les représentations que les pratiques sociales et politiques, non pas que l’usage de symboles animaliers en politique comme moyen d’identification de candidats aux élections et emblèmes de reconnaissance destiné à un électorat ne soit pas fondé, il paraît nécessaire d’aller plus avant dans l’appréhension de cet usage et donc effectuer un détour par l’univers traditionnel afin d'y cerner d’autres raisons qui pourraient étoffer les deux précédentes explications.

L'objectif consiste alors à saisir ce qui peut fonder le choix de tel animal et le non-choix de tel autre, en fonction de ce qu’il peut représenter aux yeux ou dans la culture des électeurs concernés. En cela, nous restons bien évidemment fidèles à notre démarche qui consiste à opérer un retour vers le passé, dans le but, non seulement de donner à l’Histoire toute sa dimension dans le processus de la construction du vote en tant que substrat et déterminant des formes contemporaines du politique en Afrique noire, mais aussi d’y rechercher "les racines du présent ".

Dans l’univers traditionnel en effet, on peut constater que les mythes fondateurs sont riches de héros sortis de la brousse, et que ces héros tiennent dans la vie quotidienne une place importante. Compte tenu de ce foisonnement, la pertinence consisterait à réduire les dimensions multiples de la réalité traditionnelle à deux opérateurs qui sont : le processus de socialisation et la référence à l’invisible.

Dans le cadre de la culture traditionnelle, comme nous l’avons précédemment vu, à partir des premières années de la vie, des processus de socialisation visent à apprendre aux enfants les principes de partage qui sanctionnent l'impératif catégorique de la solidarité. On inculque aux plus jeunes le sens de l'appartenance collective et des relations codifiées de respect, d'évitement, de familiarité ou de parenté qu'il convient en toutes circonstances d'observer. Dans ce long travail d’éducation qui débute à la prime enfance, le répertoire des contes des légendes, mais aussi celui des fables, constitue un grand moyen de pédagogie.

Or, dans ce répertoire de contes, de légendes ou de fables, mais aussi dans l’imaginaire même des conteurs par la bouche desquels se transmet l’enseignement des ancêtres, les animaux se pressent comme un moyen d’éveiller la curiosité intellectuelle des plus jeunes. Ils représentent en effet de truculents et savoureux personnages dans des récits épiques où chacun d’entre eux est affublé d’une personnalité caricaturale pour mettre en scène les tableaux de la société des hommes. La tortue par exemple, figure l’être sage par excellence ; alors que le léopard, en référence à la communauté traditionnelle bëti, est associé à la dureté de cœur, à la cruauté et à la jalousie.

Les animaux se retrouvent aussi dans les légendes par lesquelles on explique aux enfants les grands moments de l’histoire. Et cela va marquer un tournant dans leur connaissance profonde de l’Afrique, bien avant qu’ils aillent, jusqu’à récemment encore, "apprendre " sur les bancs de l’école implantée par des étrangers et véhiculant la perception du monde de ces derniers, que leur pays n’a presque pas d’histoire. De la même façon que dans les contes, dans les légendes et dans les fables, les animaux sont présents dans les devinettes et surtout dans les proverbes par lesquels également une grande partie de la morale et de la sagesse africaine est formulée. Ces proverbes servent à émailler la conversation d’Africains d’expérience et constituent de nos jours encore les bases essentielles de l’enseignement dans le monde paysan.

Mais, l’omniprésence de l’animal dans les processus de socialisation traditionnelle n’épuise pas toutes les significations possibles de l’usage de symboles animaliers en politique. Aussi faut-il envisager la référence à l’invisible qui pourrait complémentairement éclairer les comportements incompréhensibles autrement, en nous appuyant plus particulièrement sur la puissante étude menée par Philippe Laburthe-Tolra 1056 sur l’univers des anciens Bëti du Cameroun.

Dans la culture traditionnelle, le monde invisible, par le truchement des forces qui en émanent et en vertu de celles-ci, modèle le visible. La référence à l’invisible se montre en effet obligée dans toutes les activités observables, comme censure ou comme adjuvant, tant dans les moments de la vie qui postulent des "rites de passage " : mort, naissance, initiation/socialisation, maladie, que dans les circonstances qui expriment la communion des commensaux : accueil d’un hôte, fête, réconciliation, etc.

Il est à signaler, sur le plan des croyances ou de la vie religieuse, qu’il n’existe pas de représentation anthropomorphique de l’être suprême dans l’animisme caractéristique de l’Afrique traditionnelle. Le Ciel et la Terre, le Soleil et la Lune, le serpent Python (identifié chez les Bëti du nord et de l’est, à la puissance de l’arc-en-ciel) ; sont autant de manifestations du divin qui prennent parfois la toute première place dans certains mythes ou rituels. 1057

Parmi ces éléments qui matérialisent la seule représentation autorisée, c’est-à-dire celle d’intermédiaires, on retrouve encore en grand nombre les animaux. Si nous avons déjà cité le serpent python, il y a d'autres exemple comme le gorille et les oiseaux. Certains de ces animaux sont immolés aux divinités pour leur demander une faveur, pour entretenir avec elles de bonnes relations ou pour se protéger d’une issue fatale.

S'agissant du serpent Python par exemple, dans l’univers des anciens Bëti, tout homme puissant était supposé jouir d’un charme sous la forme d’un python invisible qui le protégeait en dépouillant les autres. 1058 Mais il n'y a pas que les Bëti car, "‘on sait que ce rôle protecteur du python arc-en-ciel est objet de croyance dans la majeure partie de l’Afrique tropicale. Dans les régions voisines du pays bëti, les Duala par exemple possèdent souvent un python qui mange invisiblement leurs ennemis et leur vaut des richesses’". 1059

Après la mort, l’esprit peut se transformer en animal. Les anciens Bëti croyaient à la réincarnation directe des défunts sous la forme de grands mammifères redoutables (éléphants, léopards, gorilles) – du moins pour ceux d’entre eux qui étaient les plus forts, les autres allant habiter les arbres ou réapparaissant sous forme d’oiseaux. Ainsi le chant mortuaire fait parler le mort en ces termes : "‘Je suis déjà comme une bête, me voici sur le point de me commettre avec les chimpanzés’".

Tout animal sauvage est donc susceptible d’être l’apparence visible d’un défunt, et le revenant (comme son nom l’indique en français) éprouve parfois le besoin de revenir rôder autour des vivants. La puissance supérieure dont il jouit lui permet de le faire soit sous forme invisible, soit sous forme animale. 1060

En prenant une forme animale ces revenants prouvent ainsi parfois la puissance qui leur donne les capacités auxquelles le vivant aspire vainement : force de l’éléphant, agilité et puissance d’attaque du léopard, aptitude à voler des oiseaux. Ils reviennent soit pour se venger de leurs ennemis, soit pour visiter les leurs sous formes masquées, peu après leur décès ou lors des fêtes, et s’installent parfois auprès de ceux qui leur sont les plus chers. Ainsi on respecte aujourd’hui encore les nids pour cette raison, selon la maxime : "l’oiseau qui vient construire auprès de ta demeure est ton neveu ou ton oncle maternel ". Le moineau est quant à lui supposé être un défunt bienveillant. 1061

Dans la mesure où tout animal sauvage est susceptible d’être l’apparence visible d’un défunt, la chasse pouvait apparaître comme un affrontement direct avec les ancêtres, ou constituer une véritable guerre à des êtres qui peuvent être des ancêtres directs. Elle débouchait donc sur le souci de conclure avec la brousse des pactes qui se traduisaient par des relations particulières de certains hommes avec tel serpent ou tel léopard : un observateur de la société bëti rapporte l’histoire d’un père qui se fit tuer sous forme de léopard par son propre fils pour lui fournir une "dot ". 1062 La chasse de grands animaux était aussi considérée comme une seconde mort faisant l’objet de célébration funéraire : on dansait et on chantait le chant mortuaire traditionnel en leur honneur.

Les transformations des morts étaient aussi la source d’interdits lignagers : le défunt en prévenait en songe ses descendants, qui s’interdisaient désormais la viande de l’animal correspondant. De nombreuses familles qui ont ainsi pour interdit le gorille, attestent qu’un "très vieux gorille " apparaît à quelqu’un sans lui faire de mal chaque fois qu’un membre de la famille doit mourir. 1063

Dans l’univers traditionnel finalement, les animaux constituent des "totems". Chaque communauté a son propre "totem " connu de tous ses membres. Le choix de ce "totem" ainsi que son rôle bienfaisant tient généralement à un fait historique, mythique ou légendaire de nos jours perdu dans le brouillard des traditions communautaires lointaines mais présentes à la fois. Le totem suppose ici également un pacte de non-agression des hommes de la communauté concernée envers l’animal choisi. Et plus qu’un emblème ou un symbole, ce totem est sensé agir sur son possesseur et réciproquement. Un animal totem est donc considéré comme inoffensif envers son possesseur. Il protège même le "double " de ce dernier si celui-ci le respecte : ange gardien des individus ou des clans, leur existence et leur rôle aujourd’hui ne saurait être qu’un acte de foi.

Si chez les Bëti, comme nous le montre Philippe Laburthe-Tolra, la faculté d'un homme de se changer en animal paraît considéré comme normale pour un défunt, par contre, chez un vivant, une telle faculté est liée à son pouvoir de sorcellerie. Celui-ci ou la puissance négative du sorcier est aussi représentée par un animal qui tue en assouvissant l’avidité perpétuelle de sang qui le caractérise. Cet animal vit dans le ventre de l’homme qui le possède, en étant solidaire de la vie de ce dernier. 1064 De nombreuses personnes peuvent aussi jouir de relations avec des animaux normalement sauvages (serpent, varan, etc.), qu’ils apprivoisent et ceux-ci viennent de temps en temps dans leur case les prévenir de toutes les menaces à leur endroit et à l’égard des gens de leur entourage.

À l’interprétation de ces messages de l’invisible, qui sont en général de mauvais augure, l’on peut parfois accéder au moyen de différents types d’ordalies ou quotidiennement par le truchement de divers sortes de présages défavorables que l’on sait décrypter : trouver sur son chemin un rat palmiste mort ou un serpent, tout comme prendre une perdrix dans un piège à fauve, un caméléon, un mille-pattes ou un lézard dans un piège à céphalophe, un escargot dans n’importe quel piège, découvrir qu’un rat a uriné sur quelqu’un la nuit constituent aujourd’hui encore l’annonce d’un malheur prochain. De la même façon entendre miauler un léopard ou pleurer des chimpanzés en plein jour prévient du décès imminent d’un être aimé; sentir au cœur de la brousse l’odeur de la grosse fourmi puante atteste de la présence des esprits de morts autour de soi, il faut dès lors s’en aller à la hâte tel que c’est le cas en faisant demi-tour lorsqu’on reçoit dans l’œil un insecte. Sinon on verrait les mânes, qui risqueraient de battre ou d’égarer l’imprudent. Et lorsque l’on entend le hibou hululer sur le toit de sa case, cela constitue un signe d’attaque en sorcellerie. 1065

Les animaux servent aussi génies, visibles ou invisibles, de s'exprimer en prenant leur forme. Et l’homme peut toujours compter sur la protection de ces génies.

Il faut mentionner une technique proche de l’envoûtement, relatée par P. Laburthe-Tolra, qui consiste à mettre à son service une conscience animale ou autre, qui agira plus ou moins en secret comme moyen d’attaque ou de protection. Et le type même de ces êtres est le léopard asservi. 1066

Beaucoup de charmes peuvent agir sans l’intermédiaire d’un génie, notamment ceux qui se proposent d’apporter un avantage ou d’écarter un désagrément. Dans la première catégorie se situent ceux qui procurent la richesse et la chance en amour ; d’autres assurent le succès à la guerre, à la chasse, à la pêche, aux plantations, à la lutte, au jeu, à la danse, en voyage, au négoce, aux palabres et… pourquoi pas en politique. On en connaît même pour bien chanter et bien jouer du tam-tam. Dans la seconde catégorie, versions atténuées des "blindages" anti-sorciers, se trouvent les charmes contre les vols, contre les adultères, contre les projectiles adverses, contre la pluie, contre les bris d’interdits sexuels ou alimentaires.

Au terme de ce rapide détour par l’univers traditionnel, compte tenu du fait, déjà rappelé que toute société en développement connaît la prolongation dans un environnement moderne, des traits profonds de sa culture, de ses traditions anciennes et de la mentalité collective de ses membres, on peut valablement souscrire à l’idée que la représentation d’un animal sur le papier votif et sur les autres documents électoraux des protagonistes aux élections ne peut être qu’une simple figure qui s’adresse à ceux des votants qui sont analphabètes pour servir à leur faciliter l’identification des candidats ou des listes de candidat auxquels ce symbole est attribué.

La représentation d’un animal sur les bulletins de vote peut assurément constituer l’image que le candidat ou le groupe de candidats veut en quelque sorte donner de lui-même aux citoyens. En même temps elle peut servir à traduire toute une idéologie, toute une philosophie que voudrait également incarner le postulant au suffrage des électeurs supposés devoir alors la préférer à d’autres symboles moins parlant au moment où chacun d’entre eux entame l’itinéraire de votation.

Mais dans l’ensemble, le symbole choisi par un candidat ou une liste de candidats n’est ni définitif, ni exclusif. D’une élection à l’autre, il peut changer au bénéfice d’une autre représentation, semblerait-t-il, plus suggestive ou mieux adaptée aux préoccupations politiques du moment.

En effet, quand il ne s’agit pas d’animaux, la représentation figurant sur certains bulletins de vote concerne des éléments de la nature tels le Soleil, l’Eau, le Feu, le Tonnerre ou des objets tels qu’un masque. Mais là encore, comme on l’a vu, le système de signification dans le cadre de la culture traditionnelle continue à prévaloir à la compréhension de ces symboles, parce que certains d’entre eux sinon tous peuvent constituer des théophanies dont nous avons mentionné qu’ils prennent parfois la toute première place dans certains mythes ou rituels.

On peut considérer que l’ouverture au monde extérieur se manifeste également par la présence sur les documents électoraux d'une représentation d’animal absent de l’univers de significations local. Il en est ainsi du coq des Démocrates, qui signifierait la vigilance, qui ne semble constituer en réalité qu’une copie du coq gaulois. Cela est d'autant probable que le fondateur de ce mouvement politique au Cameroun, le docteur Louis-Paul Aujoulat était français et que son héritier à la tête de cette formation, André-Marie Mbida, sera parmi les élites dirigeantes locales celui qui collaborera le plus avec le colonisateur français. Sur ce plan des éléments importés, on aura vu sur d’autres documents électoraux une représentation de l’enfant jésus auréolé.

En régime démocratique, le Vote doit être secret. Le secret du Vote implique que l’électeur fasse son choix dans une totale liberté, sans être soumis aux pressions de ceux qui enregistrent ce choix et qui entourent le votant. On admet alors que les votes par acclamations, à bulletin ouvert, n’ont aucune valeur, pas plus que ceux qui permettent de savoir qui a voté pour qui. Si cette disposition est garantie par le bulletin de vote dont nous venons d'examiner les représentations, le secret du vote est davantage garantit par l'isoloir.

Concrètement, dans son parcours de la table des scrutateurs jusqu’à l’urne électorale, l'électeur doit effectuer un passage par un espace réservé, l’isoloir, que l’organisation du scrutin met à sa disposition afin d’assurer le secret et la sincérité du vote. C'est dans l'isoloir que l'électeur procède à la mise du bulletin dans l'enveloppe opaque qui sera déposée par l’électeur lui-même dans l’urne électorale.

En tant qu’élément matériel nécessaire et fondamental à la réalisation régulière des votes, tout autant que les bulletins "non", l'isoloir semble n’avoir pas toujours été un élément du dispositif opérationnel, en particulier sous le régime présidentiel de parti unique au Cameroun.

Dans l’optique des dirigeants sous ce régime, Michel Prouzet fait remarquer que "‘le principe électif n’a pas pour but de permettre aux mécontents d’exprimer une critique ; l’élection vise tout au contraire à faire naître l’unanimité. C’est précisément la recherche du consentement total qui conduit en outre les autorités à lutter contre l’abstentionnisme. Dans la pratique, en effet, le refuge dans l’abstention, en guise de manifestation de mécontentement, apparaît quasiment impossible. En s’abstenant, l’électeur se trahit ; son nom figurant sur les listes électorales il sera connu et passera, avec tous les risques que cela comporte, pour un adversaire du régime. En outre, il est toujours possible pour l’administration de dissimuler le chiffre exact des abstentions, dans le cas où celui-ci tendrait à augmenter. En raison de l’absence de contrôle effectif des cartes d’électeurs dans les bureaux de vote, un électeur peut voter plus d’une fois lors d’une même élection. Il est fréquent, dans le même ordre d’idée, que des mineurs de moins de vingt ans, donc théoriquement non-électeurs, soient autorisés et même conviés à voter ’" 1067

De même, l’isoloir ne présente pas partout au Cameroun la même structure, ni la même apparence. Dans quelques bureaux de vote en agglomération urbaine, il s'agit d'une cabine de bois à l’entrée de laquelle pend un voile colorié non transparent ; dans d’autres bureaux de vote en campagne comme dans quelques villes, il ne s’agit que d’un espace aménagé au sein du local où se déroule le scrutin. En guise d’isoloir, il est parfois question d’un angle simplement formé par deux pans des murs du local où le bureau de vote a élu domicile pour la durée du scrutin. On aura pris soin de recouvrir ce coin de paravents de bois, d’un tissu de pagne ou d’une feuille de tôle ondulée. L’isoloir peut finalement être constitué non pas seulement d’un coin recouvert du local abritant les opérations de scrutin en sa véranda, mais aussi de l’intérieur même de ce local ou de l’une quelconque de ses pièces, dans laquelle l’électeur pénètre donc afin d’y procéder au choix du bulletin qu’il devra glisser dans l’enveloppe.

Réceptacle du choix des électeurs, l’urne électorale, qui ne comporte pas de compteur du côté où elle s’ouvre mais un gros cadenas permettant de la sceller le temps que dure les opérations, est une boîte de bois raboté, généralement peinte en blanc. Ce matériel, non encore transparent, essentiel dans le dispositif opérationnel de production des votes est en général posé soit sur une table bien dégagée, soit sur un tabouret ou même sur une chaise également détachée de la table des opérations autour de laquelle sont assis les scrutateurs ; et c’est de cette boîte blanche, sur laquelle est inscrit le nom du bureau de vote qui s’en sert que l’on s’approche en sortant de l’isoloir pour y introduire l’enveloppe qu’on a préparé.

En se référant aux indications du code électoral, le geste électoral n'est entièrement accompli que lorsque l’électeur est repassé par la table des scrutateurs, pour y faire apposer sur la liste d’émargement sa signature, sur la liste électorale un signe fait par un membre de la commission locale de vote, et sur sa carte électorale la date et la nature du scrutin concerné.

Un électeur au bureau de vote de Bikogo (élection présidentielle 1997)
Un électeur au bureau de vote de Bikogo (élection présidentielle 1997)

(Cliché Louis Martin Ngono)

Un électeur pénétrant dans l'isoloir au bureau de vote de Nkengué (élection présidentielle 1997)
Un électeur pénétrant dans l'isoloir au bureau de vote de Nkengué (élection présidentielle 1997)

(Cliché Louis Martin Ngono)

Finalement, partant des activités autres qu’électorales des populations le jour du vote et des comportements adoptés par les citoyens, qui confèrent une marque particulière au jour du scrutin, compte tenu des prescriptions et des règles de procédures établies dans le code électoral, qui visent l’exclusion de la violence dans le déroulement des opérations de vote et sanctuarisent en quelque sorte les lieux de son déroulement, partant finalement de la combinaison des différents éléments ci-dessus qui fait prévaloir retenue et modération sur les lieux du vote, on peut dire du cadre et de l’environnement des opérations de scrutin qu’il constitue au Cameroun un cadre exceptionnel, et cela d’autant plus que l'on se réfère à la quotidienneté.

Notes
1054.

Prouzet (M.), Le Cameroun, op. cit., p. 312.

1055.

Prouzet (Michel), Le Cameroun, Paris, L.G.D.J., 1974, p. 47.

1056.

Cf. Laburthe-Tolra (P), Initiations et sociétés secrètes au Cameroun. Essai sur la religion beti, op. cit.

1057.

Ibid., p. 34.

1058.

Ibid., p. 41.

1059.

Ibid.

1060.

Ibid., p. 50.

1061.

Ibid., p. 51.

1062.

Il s’agit de Tessman, plusieurs fois cité par Laburthe-Tolra (P.), ibid.

1063.

Certes, on retrouve cet interdit à Minlaaba, comme le signale P. Laburthe-Tolra, mais également dans de très nombreuses autres familles d’origine bëti.

1064.

Laburthe-Tolra (P.), Initiations et sociétés secrètes au Cameroun. Essai sur la religion beti, op. cit., p. 67.

1065.

Ibid. p. 126.

1066.

Ibid. p. 148 et sq.

1067.

Prouzet (M.), Le Cameroun, op. cit., p. 312.