1. – La constitution d'un savoir-faire électoral entre ignorance et approximation dans l’observance des règles de procédure.

Au bureau de vote de Bikogo (EL), il est huit heures du matin. On joue du tam-tam devant le hangar où se tiennent traditionnellement les opérations électorales. C’est l’heure officiellement prévue pour le début des opérations de vote. Les électeurs affluent par petit nombre, qui sa canne à la main, qui son banc ou sa chaise à l’épaule ; mais, nul ne franchit le seuil du local de vote parce qu’on peut y voir depuis l’extérieur les scrutateurs rassemblés autour du président de la commission électorale. Ce dernier leur rapporte la séance de travail qui a eu lieu la veille entre le sous-préfet et l’ensemble de tous ceux qui, comme lui, doivent faire fonction de président de bureau de vote et conduire sur le terrain les opérations, dans les localités qui dépendent de l’arrondissement d’Élig-Mfomo.

Il est bientôt huit heures et trente minutes. Le vote n’a toujours pas effectivement commencé : la réunion des scrutateurs se poursuit autour du président. La discussion semble achopper sur la question du port par un assesseur d’un vêtement confectionné dans un tissu de pagne sur lequel est imprimé le portrait d’un leader politique en compétition. Pour certains scrutateurs/représentants de liste, il s’agit de propagande électorale déguisée au sein même du bureau de vote où elle est normalement proscrite. Les avis divergent. Chacun va de son interprétation de la situation. Quelqu’un se demande à haute voix pourquoi l’on ne s’émeut pas de voir publiquement affiché sur les murs de certains bureaux de vote le portrait du Président de la république. Deux camps s’opposent visiblement. L’un est pour que l’on admette sur la table des scrutateurs le délégué concerné par son habillement, et l’autre contre.

Il est huit heures et quarante cinq minutes. Dans la cour, quelques électeurs qui attendent commencent à s’impatienter. On entend quelqu'un déclarer à l’adresse des membres de la commission électorale en grande discussion : "Nous on va s’en aller ". Parmi les électeurs qui attendent devant le local de vote, un brouhaha sourd et massif s’installe peu à peu et même s’amplifie déjà.

À ce moment arrivent deux automobiles prestigieuses de marque Mercedes. Silence dans l’assemblée. On reconnaît descendant de l’une des voitures, le président du P.D.C. (Parti des Démocrates Camerounais). Un petit cortège le suit, composé surtout de son épouse et ses gardes du corps, les "boxeurs ", comme on les appelle. Il prend soin de serrer au passage quelques mains disponibles en affichant une mine de mauvais jours – ce geste, en décalage avec l'air qu'il affecte, donne quand même l’impression que pendant le scrutin, la campagne continue pour certains candidat –Il se dirige vers le président du bureau de vote, qu'il se met à vitupérer aussitôt parvenu à sa portée : "‘Si vous voulez que ça se gâte, ça se gâte’  ", entend-on dire.

Mais que faut-il comprendre par cette sorte de menace ? Dans le contexte politique des élections législatives de 1997 où sont tenus ces propos, ce n’est véritablement pas gagner aux élections qui semble compter. C’est que le parti politique au pouvoir (R.D.P.C.) paraît encore difficile à battre. "‘Faute de pouvoir faire feu, on se bat sur l’application du cessez-le-feu’". Autrement dit, ce qui constitue l’enjeu des élections, qui prennent la figure d’un cessez-le-feu constamment soumis au chantage de sa rupture par certains compétiteurs, c’est la participation de tous les protagonistes politiques à cette compétition, qui paraît essentielle tellement elle semble devoir octroyer à l’organisateur, le pouvoir en place, un surcroît de légitimité aux yeux du monde.

Des autres propos qui sont tenus au cours de l’altercation, et des noms d’oiseaux qui sont de part et d’autre vociférés dans la controverse, il apparaît en définitive que, pour des raisons non éclaircies, le délégué du P.D.C. est lui aussi concerné par un refus du président de la commission locale de le laisser s’asseoir parmi les scrutateurs. Cette décision du président est vite assimilée à un parti pris flagrant qui justifiait l’intervention du leader de la formation politique concernée . On ne saura jamais comment il a été prévenu.

Dans la foule attentive au déroulement de la scène, le brouhaha sourd et massif, un temps devenu chuchotements, reprend de plus belle quand l’on finit par saisir à peu près de quoi il est question. À certains moments on craint que la confusion ne se transforme en véritable foire d’empoigne. Chacun y va de son appréciation sur la question.

Cette situation fait apparaître clairement que le président de bureau de vote, un jeune de moins d’une trentaine d’années, probablement retenu pour assurer cette fonction d’un jour à cause de ses capacités intellectuelles, n'a pas les moyens qui lui permettraient de gérer toutes les difficultés rencontrées..

Après moult vitupérations, insultes et menaces de part et d’autre, le président du P.D.C. regagne sa voiture. Au passage, s’adressant à l’observateur qu’il semble par ses propos labelliser comme un "espion " à la solde de ses adversaires, il déclare : "‘Va donc rapporter tout ceci auprès du RDPC’  " La deuxième automobile de marque Mercedes qui l’accompagne ne démarre pas toute seule. Les gardes qui escortent le président doivent la pousser à la main. De la foule où quelques individus se sont mis à siffler allègrement, l’on s’en moque : "Voulez-vous des allumettes ? ", leur lance-t-on.

Le calme revenu après que soient parties les deux automobiles, les citoyens qui attendent leur tour pour voter continuent à converser au sujet de ce qui vient de se passer :

  • "Toi, t’as un fils furieux ", 1068 dit le premier s’adressant à son voisin apparemment partisan du P.D.C. ;
  • "Depuis qu’il est parti, ce n’est que maintenant qu’il revient ? " ; constate un autre.
  • "Qu’a-t-il fait durant tout ce temps ? ", s’interroge quelqu’un dans la discussion…

C’est aussi le moment pour quelques "anciens " d’évoquer le passé, et les combats d’arènes politiques éloignées dans le temps…

‘"Ce fils de Mbida agit de la même manière que son père le faisait. Pour un responsable politique, il n’hésitait pas à se dévêtir, puis à convier son contradicteur à un combat au corps à corps contre lui…;
ou dans l’espace :
"Nous on est très bon ici. On n’aurait pas dû le laisser faire tout ce cinéma…".’

Lorsque le "briefing " d’ouverture du scrutin est finalement clos, alors peuvent effectivement commencer les opérations de vote. Chaque membre de la commission de vote gagne son poste. Entre les scrutateurs, on constate une division du travail : l’un cherche les noms dans un registre déposé devant lui sur la table et appelle les électeurs, le second biffe ces noms sur une autre liste, le troisième contrôle les pièces d’identité., un quatrième scrutateur distribue les bulletins et dirige les électeurs vers l’isoloir. Dans certain bureau de vote, ces différentes tâches sont souvent cumulées faute d’un nombre suffisant de scrutateurs.

Chaque citoyen appelé à voter doit, avant de le faire, présenter sa carte d’électeur ou faire la preuve de son identité par d’autres moyens. Mais ce procédé occasionne de longues minutes d’attentes pour les autres, favorise l’attroupement devant le local du vote, et brouille les frontières entre les scrutants et les scrutés. Et pendant ce temps, les électeurs qui attendent recherchent de l’ombre ; on joue à cache-cache avec les rayons déjà brûlants du soleil.

Les femmes, assises sur leur banc, par petits groupes situés un peu à l’écart des hommes conversent à voix basse. On dirait un lieu de deuil sans ses lamentations habituelles, sauf également que les conversations chuchotées, celles des hommes comme celles des femmes, portent aussi bien sur les désagréments de la procédure électorale, que sur les problèmes liés à la quotidienneté et sa banalité : la rareté des pluies, les travaux des champs et les prochaines récoltes, la santé des uns et des autres, les décès récemment survenus dans la communauté, la vie du village ou celle du quartier.

Nombreuses sont les conversations qui reviennent sur les festivités de la veille qui marquaient la fin de la campagne électorale ; on apprécie les propos qui ont été tenus au cours de cette fête et les promesses que "les élites" ont pu faire, eux qui ont droit de prendre la parole. En même temps, on suit de très près tout ce qui se passe du côté de la table des scrutateurs.

Avec son matériel de travail à la main, un coiffeur en recherche d’une éventuelle clientèle attend ostensiblement lui aussi.

Peut-être parce qu’à ce moment-là on n'est qu’au stade du rodage de la mécanique du fonctionnement des opérations, sur chacun des électeurs du premier contingent de ceux qui sont appelés à aller voter, les scrutateurs mettent une bonne quinzaine de minutes. Ceci ne manque pas de soulever quelques remarques de désapprobation dans la foule, tellement l’attente paraît longue.

Justement lassés par cette attente, nombreux sont ceux des électeurs, qui croient que le numéro marqué sur leur carte correspond à l’ordre d’appel, et viennent donc se plaindre de n’avoir toujours pas été appelés. Ainsi se grossit peu à peu l’attroupement en forme de demi-cercle devant le bureau de vote où l’on s’évertue à leur expliquer sans véritable réussite qu’il n’en est rien.

Subitement, alors que tout le monde semble s’être résigné au procédé de l’appel des électeurs les uns après les autres, et malgré le désaccord bruyamment manifesté par quelques membres de l'assistance, dans le but simultanément annoncé de disperser l’attroupement devenant permanent devant la table des scrutateurs et permettre l’accélération des opérations de vote, on décide de changer de procédure, en passant de l’appel des électeurs à leur alignement.

Un grand remue ménage se fait aussitôt sur les lieux du vote. Quelques bousculades ont lieu entre les électeurs qui étaient assis attendant d’être appelés, parce que nombreux parmi eux sont ceux qui se précipitent à présent vers la table des scrutateurs afin d’occuper les premières places dans les rangs qui sont en train de se former. À cette table des scrutateurs, un membre de la commission électorale dont on remarque depuis le début des opérations qu’il prend un peu trop son rôle au sérieux et le joue avec ostentation s’écrie en direction du président dont presque toutes les décisions sont contestées: " ‘T'as tout gâché ! Voilà que les gens se mettent à présent à bavarder, alors que le vote doit se passer en silence’ ! ".

Si l’identification des électeurs prend beaucoup de temps et crée de nombreuses difficultés à résoudre au coup par coup, c'est le plus souvent grâce aux interventions du chef de village que l'on parvient à dégager des solutions pour chaque cas. Ce dernier est assis comme un arbitre au milieu de ses assesseurs non loin de la table des scrutateurs. Nombreux sont en effet les électeurs qui n’ont pas de carte et qui s’offusquent parfois quand on leur demande d’établir leur identité, et le chef du village doit alors intervenir.

Justement excédé par le nombre d’électeurs qui ne peuvent pas présenter de pièce d'identification, un scrutateur au bureau de vote à Bikogo (EL) lance de vive voix en direction de la foule consciencieusement alignée : "‘Que celui qui n’a pas son identité se dégage lui-même des rangs ’".

Sur la table des opérations de vote, sur laquelle un récepteur radiophonique distille de la musique, afin de pouvoir tamponner les cartes d’électeur qui lui sont présentées, un membre de la commission électorale apparemment en charge de cette mission extrait systématiquement ces documents de leur plastification de protection. En le faisant, certaines cartes se déchirent, d’où la colère et les protestations des détenteurs de ces documents qui finissent généralement par se résigner..

"Que personne ne touche à mon "plastique ", dit un électeur à Bikogo, affichant un air une mine de détermination : "‘À chaque élection, c’est toujours la même chose. Vous ne serez même pas capables de nous rembourser les deux cent cinquante francs que cela nous coûte."’

Aux yeux de ce votant, le "nous" désigne assurément tous les électeurs de base confrontés aux membres de la commission électorale englobés quant à eux dans un "vous" élargissant qui figure le camp de "ceux qui ont ou qui possèdent", 1069 mais aussi le camp des détenteurs provisoires de l’autorité en ces lieux, et ce jour.

D'ailleurs, si comme le note le professeur Paul Bacot, pour ce qui concerne le déroulement des opérations de vote en France que : "‘La politesse constitue un élément essentiel (…): saluer tous et chacun, remercier de tout et de rien, souhaiter un bon dimanche autant de fois qu'il le faut. [Que] L'électeur incompétent se confond en excuse. [Que]Le scruté remercie le scrutant qui l'a fait voter et qui… remercie le scruté d'avoir bien voulu voter’" 1070 , ici la relation entre ces deux catégories d'acteurs est plutôt vécue le plus souvent sur le mode de la tension.

Si les membres de bureau de vote expliquent souvent aux électeurs le geste qu'ils doivent effectuer ou la procédure qu'ils doivent suivrent, ce n'est point avec le ton de la gentillesse. En cas de manquements aux règles de procédure, le rappel à l'ordre s'effectue très souvent sur un ton bourru. On "gronde" très souvent l'électeur qui oublie soit de prendre un bulletin soit de passer par l'isoloir. On sermonne celui qui ne peut présenter les documents requis ou qui oublie de signer la liste d'émargement. Tout se passe en général sous un rapport où l'une des parties est détentrice de l'autorité et semble la concevoir que sous l'angle de la coercition, pendant que l'autre partie accepte résignée cet état de choses.

Faut-il là encore remonter à la colonisation qui fut le règne de la chicotte pour l'indigène, afin d'appréhender, fut-ce partiellement, cette situation qui s'avère une version ou un héritage de la politique coloniale dans les esprits ? Aujourd'hui encore, la bastonnade se poursuit dans certains commissariats de police comme procédé ordinaire pour éduquer le citoyen ou trouver des solutions à quelques situations problématiques. 1071 Beaucoup de parents admettent même publiquement la fessée à l'école comme mode de pédagogie qui serait le plus efficace pour leurs enfants. Pourquoi en serait-il autrement pour eux-mêmes ?

Revenons à Bikogo (EL), sur le problème du choix entre l'alignement ou l'appel des électeurs. On parvient assez vite au constat selon lequel l’alignement non plus ne donne pleinement satisfaction, d’autant plus que de nombreux citoyens, y compris même l’agent chargé de l’ordre sur l’ensemble du lieu du vote, cherchent à brûler les rangs, à favoriser quelques protégés, à leur raccourcir l'attente, en essayant de les faire passer à l’avant. Et ceci provoque toujours bousculades et réactions de désapprobation de toutes parts.

Indiscipline et incivilité semblent parfois au Cameroun la règle, et leur contraire l’exception. L’égalité de traitement, la courtoisie ou la politesse d’un point de vue général ne sont pas encore des vertus largement pratiquées de tous. On peut néanmoins noter bon nombre de gestes qui révèlent, préservent et concourent à une certaine sacralisation de la procédure du scrutin : voix et chapeaux bas, tenue soignée de nombre de scrutants et scrutés, absence d’enfants sur les lieux du vote, respect d’un itinéraire de votation, signe de croix effectué par certains électeurs après l’accomplissement du geste électoral, solennité des lieux, même si tout se passe parfois dans une relative confusion.

L’attente est donc si longue dans ces rangs qu’elle fait dire à un électeur : "Même s’il est minuit, moi je vais voter ". D’une voix plaintive et excédée une dame d’un âge bien avancé s’impatiente sous un soleil déjà de plomb : "‘Ils continuent cette affaire d’alignement, et moi qui n’a pas de pied… ’".

Quelqu’un dans la foule compare l'alignement des électeurs à celui, de triste mémoire, des populations indigènes lors des séances de vaccination obligatoire du temps de la colonisation.

Plaintes et récriminations contre le procédé d’alignement des électeurs sont si nombreuses que le chef de village, N. Valentin, quitte son poste quelque peu situé à l'écart mais faisant partie de la scène des opérations et, intervenant comme à chaque difficulté auprès du président du bureau de vote, obtient le retour au système d’appel des électeurs précédemment abandonné.

En théorie, après avoir lui-même pris une enveloppe et ramassé un bulletin de vote sur chacune des piles de ces documents disposés sur la table des scrutateurs, l’électeur doit se rendre dans la partie aménagée du lieu du vote pour le soustraire aux regards. En pratique, c’est-à-dire d’après ce que l’on constate sur les lieux du vote, c’est plutôt souvent, un des scrutateurs posté devant cette table autour de laquelle sont assis ses collègues, qui distribue les bulletins de vote aux électeurs.

Malgré l’absence de choix offert à l’électeur sous le régime présidentiel de parti unique au Cameroun, c’est-à-dire avant que n’ait eu lieu le rétablissement de processus électoraux suscitant une réelle compétition à partir de 1991, la pratique répétée des élections paraît avoir eu pour vertu (sans doute la seule) d’initier et de familiariser une partie de la population aux procédures électorales.

Ainsi observe-t-on à côté de jeunes gens hésitant dans leurs gestes, qui semblent n’avoir pris part auparavant à aucun scrutin, quelques personnes plus âgées dont le comportement atteste d’une certaine maîtrise des gestes à effectuer. Ceci paraît constituer l’héritage de plusieurs participations régulières de ces "anciens " aux opérations de vote depuis l’époque de la décolonisation. Mais il reste globalement que, cette connaissance du cérémonial du vote comporte toujours des difficultés pour un nombre toujours élevé de personnes, parfois infantilisées, qui doivent se faire aider, et le bureau de vote apparaît dès lors comme un lieu d’éducation civique : le vote est encore loin d’être devenu une activité politique routinière.

De façon générale, le vote se présente comme un acte dirigé, et publiquement accompli. Un grand nombre d’électeurs, pour cela infantilisés par les scrutateurs qui doivent les diriger, prennent la figure du citoyen assisté, exécutant les gestes qui leurs sont dictés : le code électoral prévoit d’ailleurs que tout électeur qui se trouve, pour une raison quelconque, dans l’impossibilité d’effectuer seul ces opérations, peut se faire assister par un électeur de son choix, 1072 et cette disposition fait pratiquement l’objet d’une très large interprétation. 

Au bureau de vote de Mebomo (EP), c'est systématiquement que le chef du village prend l’enveloppe des mains du votant qui sort de l’isoloir pour la glisser dans l’urne dont il s’est arrogé la garde, sans que cela n’offusque personne ; et cela se passe même souvent dans l’indifférence de l’électeur qui se trouve parfois déjà parti lorsque le chef de village achève d’effectuer ce geste à sa place. Le chef de village s’arrange par ailleurs chaque fois à se situer sur notre champ d’observation, ce qui nous fait penser à une labellisation politique de sa part : il verrait en nous des "envoyés" du gouvernement, auxquels il doit absolument donner la preuve de sa bonne volonté ou celle du "bon déroulement" du scrutin dans sa juridiction.

De la même façon, les manipulations des scrutateurs comportent de nombreux défauts de forme qui n’autorisent pas que l’on puisse parler à cet égard de maîtrise ni véritablement de routinisation.

Il y a des scrutateurs qui manifestent une telle méfiance que la moindre chose les irrite. L’attitude ainsi que les propos de certains autres paraissent difficilement à mettre au compte d’un comportement froid et neutre à attendre de ceux qui sont supposés être les gardiens de l’urne électorale. Il demeure cependant, pour ce qui concerne le fonctionnement global des bureaux de vote, que celui-ci est axé sur une large décentralisation des responsabilités et parfois même sur une association des électeurs à l’exercice de ces responsabilités.

Au bureau de vote de Bodo (EP), c’est sous un encadrement serré du moindre de ses gestes que le citoyen Longin N. remplit son devoir civique, sous un chahut généralisé des membres de la commission électorale à son endroit. Un seul bulletin de vote (on devine parfaitement lequel) lui est remis en mains propres accompagné de cette précision d’un scrutateur lui désignant l’effigie figurant sur le bulletin de vote en question : "‘Voici celui qui doit absolument passer ’". Et pendant que Longin se trouve à l’intérieur de ce qui tient lieu d’isoloir, des mises en garde lui sont adressées, que l’on peut ainsi traduire en français : "‘Tu sais ce qu’il te reste à faire ; et surtout pas de coup fourré ’". Lorsqu’il en sort finalement, le chef du village lui prend précipitamment l’enveloppe des mains, pour plus de précautions il s’assure qu’elle contient le "bon bulletin" et la glisse ensuite dans l’urne électorale. "Je pouvais le faire tout seul ", se contentera de dire Longin avant de s’en aller.

C’est que dans ce village de Bodo, Longin est publiquement reconnu comme un inconditionnel du PDC et donc labellisé comme un opposant politique. Aux derniers scrutins qui ont eu lieu dans cette petite localité, trop d'électeurs comme lui auraient pris quelques libertés ( trop de liberté) vis-à-vis du régime en place dont les représentants le leur auraient vigoureusement fait savoir et parvenir à obtenir la promesse d'une inversion de cette situation. Afin de tenir la promesse du suffrage favorable de "cent pour cent" pour le pouvoir en place pour que le village de Bodo cesse finalement d’être brocardé comme un repaire d’opposants politiques, on comprend que l’on ne veuille prendre aucun risque avec ceux des électeurs, comme Longin, dont on est pas sûr du vote qu’ils feraient tout seul dans l'isoloir.

Pour quelque peu accélérer la procédure du scrutin, l’on presse l’occupant momentané de l’isoloir. En voulant ainsi hâter le parcours de l’électeur dans sa réalisation du geste électoral, des votants vont quelquefois se retrouver à plusieurs dans l’espace d’isolément. Chaque fois qu’il s’en aperçoit, c’est promptement levé de sa chaise que le président du bureau de vote accourt et rattrape précipitamment par le bras l’électeur en trop en cet endroit. Par ce fait, certains des électeurs ainsi rattrapés affichent une mine interloquée, d’autres un air de surprise, d’interrogation ou d’égarement.

À la sortie de l’isoloir, très rarement sont respectées les prescriptions du code électoral selon lesquelles l’électeur doit faire constater à la commission (le bureau de vote) qu’il n’est porteur que d’une seule enveloppe qu’il devra par la suite de l’opération introduire dans l’urne. 1073

En effet, certains électeurs viennent, au sortir de l’isoloir, déposer sur leur tas les bulletins qu’ils n’ont pas utilisés. C’est généralement chahutés par les membres de bureau de vote qu’ils se reprennent, se rendant ainsi compte que ce geste n’est pas autorisé, s’excusent confusément et partent honteusement.

L'enveloppe contenant le bulletin de vote ne doit pas être confiée au président du bureau de vote ou remis entre ses mains pour qu’il le dépose dans l’urne. C’est à l’électeur lui-même qu'incombe personnellement cette tâche. Il la remplit en s’approchant de la grosse boîte blanche sans faire le détour par la table des scrutateurs, pour y glisser son enveloppe. Une fois accompli, ce geste n’est jamais sanctionné par la formule rituelle et canonique "a voté", coutumièrement prononcée par "l'officiant" comme cela est d’usage, nous dit Frédéric Bon, dans un pays comme la France : 1074 il faut se garder de voir dans l’acte de voter au Cameroun, l’accomplissement d’un rituel strictement codifié. Il existe toujours des jeux sur les règles applicables.

Jamais on ne voit un membre de la commission pénétrer dans l’isoloir inoccupé, pour le nettoyer ou y mettre de l’ordre. En revanche, pendant le déroulement des opérations de vote et même plus tard lors du dépouillement des suffrages, les scrutateurs n’hésitent pas à quitter leur table d’officine. Mais il reste toujours quelqu’un en charge d’assurer la permanence du déroulement des opérations. Et c’est le plus souvent au président, conscient de ses responsabilités d’un jour, qu’incombe cette mission.

De nombreux électeurs ne prennent pas tous les bulletins ou n’en prennent ostensiblement qu’un seul avant de se rendre dans l’isoloir. Et même, de très nombreux cas de non-passage par l’isoloir peuvent être signalé à Bikogo comme dans tous les autres bureaux de vote (EL et EP surtout): – "je n’ai rien à cacher moi ! ", dira de vive voix un de ces votants, le regard tourné du côté de l’observateur comme si cette remarque lui était destinée.

Si certains de ces non-passages par l’isoloir semblent pouvoir s’expliquer par l’ignorance ou la précipitation, d’autres révèlent au contraire la volonté, parfois expressément formulée, d’afficher son vote. Il en est ainsi de certains électeurs notables, membres de ceux qu’on de désigne localement comme "élite ", qui exécutent publiquement et ostensiblement leur geste électoral. Ils prennent donc en général un seul bulletin, et là, devant la table des scrutateurs le glissent dans l’enveloppe et vont directement vers l’urne sans se donner la peine de passer par l’isoloir. Certains le font même en soupirant, comme si cet acte n’avait pas lieu d’être, ou ne devrait constituer qu’une simple formalité. Généralement, ces personnes se sont préalablement livrées sur les lieux même du vote, en y arrivant, à toutes sortes de gestes, de paroles, et de déplacements autres qui d’une part indiquent clairement de quel côté ils se situent (EP), et de l’autre part donnent manifestement le spectacle de leur distinction sociale : serrements sélectifs de certaines mains parmi celles des membres du bureau de vote, mouvements vers quelques personnes uniquement dans l’assistance, plaisanteries et propos qui doivent leur faire paraître comme étant proche, complice ou du camp des membres du bureau de vote, offre de service dans le processus du déroulement des opérations de vote, afin d’être également perçu ou reconnu au travers d’un rôle autre que celui de simple votant. C'est en voiture que le citoyen François Xavier Z. va parcourir les deux cent mètres qui sépare son domicile au bureau de vote.

Nombreux sont les électeurs dont le visage s’illumine après qu’ils ont glissé leur enveloppe dans l’urne électorale. On voit même certains d’entre eux, à l’image de Germaine, veuve de catéchiste très politisé pendant la période de décolonisation du pays, qui font le signe de croix.

Conformément aux textes officiels, le vote de chaque électeur est constaté "par l’apposition d’un signe fait par un membre de la commission sur la liste électorale dans la colonne prévue à cet effet ; par l’inscription de la date du scrutin sur la carte électorale à l’emplacement réservé à cet effet" ; à cela s’ajoute dans la pratique, "l’apposition d’ un pouce imbibé d’encre indélébile sur la carte d’électeur". Les scrutateurs doivent souvent rattraper l'électeur qui s'en allait déjà afin qu'il vienne ainsi marquer son passage sur le lieu du vote.

On peut dire que le maître mot, "Approximation ", est finalement celui qui permet en premier de caractériser le déroulement des élections législatives à Bikogo comme dans les autres bureaux de vote. Ce mot signifie l’absence de véritable rigueur procédurière dans la réalisation des opérations de scrutin par rapport aux prescriptions édictées dans le code électoral, en ce qui concerne l’heure du début des opérations – si à Bikogo on a vu s'éterniser le briefing d'ouverture, à Bodo (EP), c’est vers neuf heures seulement, devant un local de vote désert bien après l’heure officiellement prévue pour le début des opérations électorales, que l’on voit arriver le président du bureau de vote accompagné de son équipe d’assesseurs: le lieu de rendez-vous pour tout ce monde, gai et apparemment éméché, se situait ailleurs que dans les lieux du déroulement des opérations de vote. L'approximation concerne également la distinction des documents et pièces officielles d’identité que l’électeur doit nécessairement présenter pour être autorisé à entamer l’itinéraire de votation, et la série des manipulations qu’il doit effectuer tout au long de ce parcours sous peine de voir contester la validité de son bulletin.

Il existe donc de nombreux jeux par rapport aux dispositions du code électoral. Mais ces jeux ne paraissent pas tous relever du registre de l’intentionnel dans la plupart des cas observés. Ces jeux ne semblent pas non plus constituer le signe d’un apprentissage défectueux du geste électoral. Tout au contraire, ces jeux sur les dispositions du code électoral traduisent de part et d’autre une maîtrise encore insuffisante du "savoir-faire" électoral. Et l'on est en droit de penser que cette situation ira en s’améliorant, que la pratique électorale va assurément se parfaire au fil des élections pluralistes à venir.

Et si l’approximation signifiant l’absence de rigueur procédurière dans l’application des règles édictées dans le code électoral constitue la première caractéristique majeure à relever à la fois de la conduite des opérations de scrutin et la réalisation du geste électoral, la "méfiance"en constitue la seconde, qui s’accompagne parfois de brutalité, de tension exprimée sur les lieux du déroulement du scrutin.Afin d'appréhender cette seconde caractéristique du déroulement des opérations de vote, rendons-nous au village de Bodo, en quittant provisoirement le bureau de vote de Bikogo.

Notes
1068.

L'utilisation de ce mot de "fils " signifie seulement l’appartenance au même clan, au même bord politique, et n’a en tout cas rien à voir avec la parenté familiale génétique et directe.

1069.

Il s’agirait d’un "antagonisme de frustration", alors que la conflictualité politicienne relèverait plutôt d’un "antagonisme de concurrence " ; mais sans doute cet antagonisme de frustration se double-t-il d’un "antagonisme de dépendance " . Cf. Braud (Philippe), Sociologie politique, Paris, LGDJ, 1992, pp. 197-200. Ce dernier type de "matrice fondamentale d’antagonismes ", caractéristique des situations d’échange, paraît d’autant plus pertinent, s’agissant de la relation scrutant-scruté, que le vote est perçu comme une transaction. Cf. Gaxie (Daniel), dir., Explication du vote. Un bilan des études électorales en France, Paris, PFNSP, 1985, p. 20 et sq.

1070.

Bacot (Paul), "Le vote en France aujourd'hui", in Garrigou (Alain), Cent cinquante ans de suffrage universel (à paraître).

1071.

J.-F. Bayart le note en indiquant que les techniques de coercition de l'Administration coloniale ont été largement maintenues. Cf. Politique Africaine, 43, oct. 1991, p. 8 ; et L'État au Cameroun. La politique du ventre, op. cit.

1072.

Cf. Article 82, 1°, chapitre 2, Titre VIII, Loi n° 92-10 du 17 septembre 1992.

1073.

Cf. Les articles 100 et 101,chapitre 2, Titre 9, Loi n° 91-20 du 16 déc. 1991, modifiée par la loi n° 97-13 du 19 mars 1997.

1074.

Cf. Bon (Frédéric), "Le vote. Fragment d’un discours électoral " in Les discours de la politique, Textes réunis et présentés par Yves Schemeil, Paris, Economica, 1991, p. 178.