2. – Méfiance et tension : les rémanences du monolithisme politique dans les comportements en environnement électoral pluraliste.

Au village de Bodo (EL), le local où se déroulent les opérations de scrutin est un petit hangar aménagé en prolongement de la véranda du domicile du chef de village. Pour se rendre à ce bureau de vote en venant de Bikogo, il faut non seulement traverser quelques forêts, mais tout le village de Bodo dont il dépend également. En ce jour d’élections législatives, on peut comprendre que Bodo soit désert : toutes les portes des cases et habitations se situant le long d’une ruelle principale, sont closes et on s’attend à trouver les habitants de ce hameau dans la forêt sur les lieux du vote.

Mais la première surprise ici vient de ce qu’en arrivant sur ces lieux du vote, seule une quinzaine d’adultes, des hommes en majorité, peut être dénombrée, y compris les membres de la commission locale de vote. Aucun signe du déroulement des opérations électorales n’est également relevé, mis à part le décor du scrutin : l’urne, la table, un système d’isoloir constitué par une cache de tôle ondulée. Les différentes personnes présentes sur les lieux du vote sont assises en assemblée autour de la table de vote ; on dirait une veillée d’armes. Ces personnes sont en pleine conversation ou plutôt, écoutent un orateur unique "faisant son numéro". Cet orateur unique est celui qu'on peut identifier sans peine en arrivant comme étant le président de la commission locale de vote. Il aurait été difficile de se tromper tant en monopolisant la parole, il donne l’impression de lire la messe, de tenir une conférence ou de dispenser des enseignements et qu’il cherche par sa façon vaniteuse de s’exprimer à se distinguer dans cette assemblée, au travers de manières qui sont quelquefois de nature à créer l’incident. Il s’agit sans doute pour ce président de susciter l’admiration devant l’apparente ignorance de ceux qui l’entourent, l’air béat.

À Bodo, malgré les cravates qui pendent à certains cous, la "civilisation" paraît soudainement lointaine, tant dans l’entourage tout semble vouloir parfaitement illustrer l’expression du "vote en brousse ", et justifier les images que celle-ci véhicule.

Pour éviter une reproduction de la méfiance parfois ressentie des scrutés et des scrutants, qui leur faisait parfois dire des choses à voix basse lorsqu'ils sentaient notre attention portée sur eux, 1075 et qui laisse supposer une labellisation politicienne de notre présence en ces lieux du vote, nous nous décidons à une pratique de l’empathie. Nous choisissons un point d’observation qui puisse à la fois nous offrir une vue générale de l’ensemble du lieu du vote de Bodo et nous préserver d’un détournement de l’attention des acteurs en présence qui pourrait entraîner une modification conséquente de leur comportement.

Une fois installé, à peine avons-nous sorti notre calepin de notes que nous sommes apostrophé, pas du tout sur le ton de la plaisanterie, par N. Zogo, président de la commission locale de vote, habituellement employé municipal à Élig-Mfomo :

‘"Hey ! toi-là ! Qui es-tu ? Que fais-tu là ? Que veux-tu ? Approches ! Approches ! Viens par ici nous dire ce que t’es en train de faire là ! "’

À nouveau surpris, nous obtempérons. Parvenu aux abords de la table des opérations autour de laquelle s'agglutine toute l’assistance en ces lieux, nous nous confondons en excuses, particulièrement auprès du président , maître absolu des lieux qui n’arrête pour autant pas de proférer des propos de caractère belliqueux. Comme cela est d’usage dans cette contrée, et dans le but de rassurer tout le monde, nous déclinons l’identité qui est la nôtre et celle de notre famille connue et respectée de tous, ce qui aurait suffi, pensions-nous alors, à rassurer ou à désamorcer toute velléité d’hostilité à notre égard. Du regard, nous recherchons également l’intervention et l’aide de quelques visages qu’il nous semble reconnaître dans l’assistance. Rien n’y fait. Il faut dire qu’à ce moment-là, nous sommes déjà encerclé de sept gaillards sortis on ne sait d’où (dans ce village, nous dira-t-on plus tard, ils forment le "comité de vigilance", une sorte de groupe d’autodéfense, on ne sait trop contre qui ou contre quoi), qui nous scrutent d’un œil mauvais ne laissant rien présager d’agréable. Après quelques secondes d’hésitation due, semble-t-il, à ce que nous venons de lui faire savoir sur notre appartenance et identité familiales, l’œil soupçonneux et le regard incrédule, le président du bureau de vote semble se résigner à nous croire, mais se déchaîne totalement à nouveau et nous lance au visage :"T’es le fils de M. E... et alors !?"

Poursuivant d’un ton bourru, qui conviendrait à s’adresser à un garnement pris en faute, à un criminel surpris en flagrant délit ou à un délinquant reconnu coupable d’intentions malveillantes, un ton qui trahit une volonté d’en découdre avec son interlocuteur, le président de bureau de vote de Bodo vocifère en notre direction : "‘Pourquoi ne vas-tu pas faire cela’ ‘ 1076 ’ ‘ au domicile de ton père ? N’est-il pas chef de village lui aussi, n'y a-t-il pas de bureau de vote là-bas ! ?? Tu viens là te cacher et griffonner on ne sait quoi sur du papier ! Mais, qui t’envoie ? ’"

Ces propos du président du bureau de vote de Bodo révèlent que sommes enrôlé au même titre qu’un "espion " s’adonnant à sa basse besogne. On les comprend quand on connaît les pratiques qui avaient cours dans le régime défunt d'Ahmadou Ahidjo.

Faut-il rappeler qu’au Cameroun, les citoyens ont bien en mémoire les procédés de la police (secrète) politique dont le rôle consistait sous le régime présidentiel de parti unique, entre autres missions à encadrer les élections de sorte que par la simple menace de sa présence et son intervention, aucune voix d’électeur ne fasse défaut au pouvoir en place (cf. supra)?

Alors que la structure juridique qui abritait cette obscure institution continue normalement d’exister sans qu'on sache de manière certaine si le rétablissement du pluralisme depuis le 13 février 1991 a entraîné des modifications dans les missions qui lui sont actuellement confiées, tout comme chacun espionnait l’autre à cette époque, tout le monde, en particulier au moment des élections, continue par précaution, par prudence, par habitude aussi de se méfier de tout le monde, et plus encore de ceux qui peuvent observer les autres tout en jetant des notes sur une feuille de papier.

Cette prise de notes semble constituer ce qui effraie et inquiète le plus de monde : enrôlé sur les lieux du vote, il est arrivé plusieurs fois d’entendre des acteurs qui nous scrutaient dire à voix basse mais audible alentour ce qui peut ainsi se rendre en français : "‘Qui est-il ? Que fait-il là ? Attention, attention, il se met à écrire !’  ".

Pour être encore plus rassurant vis-à-vis de notre interlocuteur et ainsi faire preuve d’absence d’intention malveillante, nous lui présentons nos pièces officielles d’identité. Il nous les arrache pratiquement des mains. Sans daigner y jeter le coup d’œil, il les passe aussitôt à ses assesseurs qui se les transmettent à tour de rôle. Tout en essayant d’expliquer l’objet de notre présence sur les lieux du vote à Bodo, nous lui tendons également notre carte d’étudiant pensant qu'elle pourrait attester de notre mission. Même scénario : il nous l’arrache des mains ; après l’avoir rapidement scrutée, en la tenant par la suite simplement de deux doigts, un geste qui signifie le dédain, en affichant aussi un air de mépris et, en même temps qu’il détache, étire et accentue chaque syllabe prononcée il crie à nouveau en notre direction:

"‘Étudiant à Paris ! Étudiant à Paris ! Qu’est-ce que c’est ? Étudiant à Paris c’est quoi ?! Nous aussi on a des enfants à Paris’  " 1077 à savoir qu’iciParis se confond à toute la France. Puis, s’adressant aux gaillards qui nous encerclent depuis le début de la scène, le président leur adresse cet ordre : "Allez ! Dégagez-le moi d’ici ".

Nous sommes aussitôt empoigné, brusquement soulevé du sol, transporté et déposé sur la ruelle devant le local de vote. Nous pensons pouvoir encore négocier afin qu’on nous laisse continuer notre observation, au moins à partir de cette ruelle.

Peine perdue. S’adressant aux mêmes hommes de mains qui nous tiennent encore depuis la table de vote derrière laquelle il s'est dressé le bras tendu en signe d'invective, sieur N. Zogo leur hurle à nouveau : "‘Non ! Non ! Je dis non. Il n’est pas question qu’il reste là ; qu’il s’en aille plus loin ! En ce jour de vote, même pas une mouche n’a le droit de voler par ici !’  ".

Aussitôt nous sommes repoussé encore plus loin, vers la petite forêt qui, en séparant ce lieu de vote des premières cases du village dont il dépend, en fait un hameau isolé. Ce faisant, nous essuyons des injures de la part de deux des gaillards qui nous escortent loin du lieu du déroulement des opérations de vote. De brusques tapes et poussettes fermes nous sont également dispensées dans le dos afin de nous obliger à avancer plus vite, et comme pour nous signifier l’inanité de toute manifestation de résistance provenant de notre part. Le premier de ces individus a les yeux injectés de sang, ce qui lui donne un air encore plus effrayant. Sans doute cela provient d’une excessive consommation de "Arki", l’alcool frelaté de fabrication locale, ainsi que de multiples overdoses de "Banga", comme on appelle localement cette herbe magique aux vertus multiples dont raffole la jeunesse de cette zone isolée dans la forêt tropicale.

On nous apprendra plus tard que le second individu, qui nous est finalement apparu le plus excité et le plus déterminé de tous, n’est autre que le chef du village ou plus exactement le fils du chef du village, son remplaçant ou suppléant : c’est un homme apparemment jeune dont la moitié du visage est recouverte d’une barbe de quelques jours. On comprendra qu’il sente l’ail et la crasse, quand on sait que dans ce village de brousse le bain quotidien constitue une corvée dont on se passe habituellement. Son niveau scolaire paraît assez fruste. Anciennement "sauveteur" qui signifie dans le jargon local vendeur à la sauvette, de poissons grillés sur une des places du marché central de Yaoundé, la capitale du Cameroun, peu avant les élections, et comme l’y autorise la loi, il est accouru au village de Bodo pour prendre la succession de son père devenu impotent et cloué sur son lit. Son vocabulaire en dialecte local se limite aux synonymes du mot que l’on peut en français rendre, en conservant la vulgarité du terme, par "baston ".

À Nkengué (EP), c’est aussi le chef du village en personne, auquel les textes officiels ne prévoient pas de rôle particulier dans le déroulement des opérations de vote, qui vient s’enquérir de notre identité et demander de qui nous avons la permission d’être sur les lieux du vote. Il se contentera de retourner dans tous les sens les documents délivrés par l’administration qui nous permettaient de travailler, sans pouvoir visiblement les déchiffrer. Ce qui paraît certain après réflexion c’est que se sont les couleurs nationales, le vert, le rouge et le jaune, qui figurent généralement sur certains papiers officiels et leur octroient une certaine authenticité, qui dissuadèrent notre interlocuteur à prendre toute initiative visant à nous empêcher de poursuivre nos investigations.

Cette attitude du chef de village à Nkengué, à laquelle nous avons été à maintes reprises confrontés dans nos investigations, est à mettre sur le compte des séquelles d'une prise en mains du pays tout entier par des régimes de type autoritaire depuis les débuts de la colonisation. Ainsi le commandement n’est plus conçu par certains que sur le modèle de la suspicion/méfiance.

Dans la circonscription électorale de Yaoundé 1er, le président du bureau opère tout seul sans assistance autre que celle d’un gendarme affalé, baillant bruyamment et s’ennuyant visiblement dans un coin du hangar qui sert de local de vote. D’un ton marqué de gêne qui signifie également la réprobation de notre présence en ces lieux, il prononce en notre direction ces mots : "Ça suffit comme ça non ? "; traduction : Allez -vous en !

Sur les lieux du vote, on se méfie donc des "intrus ", de toute personne dont on ne sait rien. Ainsi à Mebomo (EP), le président de la commission locale ne s'embarrasse pas quand il reprend vivement des électeurs qui sont en train de discuter librement : "‘Ne pourriez-vous pas changer de sujet de conversation lorsque vous apercevez des visages inconnus ?’ ". Cette interpellation de citoyens tenant dans leur conversation des propos d’ordre politicien, 1078 sans le souci d’une présence étrangère, révèle au moins deux choses : la première concerne l’existence de règles présidant au choix des sujets de conversation, et la seconde l’existence de schèmes cognitifs en partie communs aux différentes catégories d’agents présents sur les lieux du vote.

Il paraît en effet connu de tous qu’en politique, on ne livre pas le fond de sa pensée en public. Ceci ne résulte en aucun cas d’une quelconque règle de bienséance ou de politesse, mais simplement d’un souci de sauvegarde qui date assurément de l’époque du parti unique au Cameroun. Sous le régime monopartisan en effet, toutes les chances étaient réunies de se retrouver en camp d’internement administratif lorsque le contenu de sa pensée était jugée défavorable au pouvoir en place, ce qui constituait la "subversion" selon la terminologie gouvernementale de cette époque.

En notre direction, dans le même bureau de vote à Mebomo (EP), un électeur déclare : "‘Ici nous on vote tous à cent pour cent, sans aucune difficulté ". "Cent pour cent’  ", rappelons-le, est le slogan du parti au pouvoir, dans sa campagne pour l'élection présidentielle : cent pour cent, faut-il entendre, derrière le candidat sortant, et donc pour le régime en place. Le dire en s'adressant à nous ressemble à une mesure de prévention pour cet électeur, et certainement à une labellisation politicienne de notre présence.

Si certains modes de désignation des électeurs du camp adverse peuvent être considérés comme relevant du débat politicien normalement proscrit sur les lieux du vote durant le déroulement des opérations de scrutin, ils participent de l'illustration d'une certaine tension au cours des opérations.

Ainsi, aux abords du bureau de vote à Bikogo (EP), au cours d’une discussion apparemment tranquille entre électeurs, on a pu entendre un citoyen railler un autre et dire à son entourage : "Méfiez-vous de ces haoussas…" 1079

Contraint et forcé par les hommes de mains du président du bureau de vote à Bodo (cf. supra), nous quittons les lieux, et nous nous rendons à Élig-Mfomo se situant non loin de là. C’est le siège de la sous-préfecture, 1080 le chef-lieu de la circonscription électorale dont dépendent tous les bureaux de vote que nous avons jusque-là visité. À Élig-Mfomo, on est quelque peu sorti de la brousse, retourné à la civilisation.

Arrivé donc à Élig-Mfomo (EL), nous nous dirigeons tout d’abord vers la "chefferie " et constatons que les opérations de vote se tiennent ailleurs qu’au domicile du chef de village. Ce dernier est en train de consoler une citoyenne venue auprès de lui manifester sa déception et dire son mécontentement de n’avoir pas vu paraître son nom sur la liste électorale, et donc de s’être vu refuser le scrutin, faute de n’avoir pas pu produire de document établissant son identité : sans être en possession d’une carte électorale en effet, un électeur muni d’une autre pièce d’identité a la possibilité de voter, mais à condition que son nom apparaisse sur la liste électorale ou vice versa.

Ce propos final du chef de village d’Élig-Mfomo à l’adresse de cette citoyenne, "‘Tu n’es pas la seule dans ce cas’",suffira non seulement à calmer le courroux de cette citoyenne, mais également à la décider à prendre le chemin du retour vers son domicile, en bougonnant tout de même.

À plusieurs reprises, ce scénario d’électeur sans carte électorale sera relevé. Et très souvent en milieu urbain, certains des électeurs se trompant de lieu de vote et se voyant refuser le scrutin s’en iront en déclarant qu’ils ne prendront plus la peine d’aller ailleurs où il serait inscrit afin de remplir leur devoir civique. À plusieurs reprises également la situation se transformera en altercation débordant manifestement la seule question de l’administration de la preuve de son identité auprès de la commission des opérations de vote. Interrogé à ce propos, la réponse du chef de village d’Élig-Mfomo est la suivante :

‘"Il est très pénible d’être responsable et vivre au milieu de tous ces gens (sous-entendu tous des abrutis). Ici on ne se soucie que de boire et manger, et surtout de boire. Lorsque les opérations d’inscription et révision de listes électorales ont lieu, bien longtemps avant les élections, on passe tout le temps à courir sans véritable succès après eux pour qu’ils se présentent. Et Lorsque le jour même du vote, beaucoup d’entre eux se réveillent en réalisant qu’ils n’ont pas subi les formalités de recensement nécessaires ou alors s’aperçoivent qu’ils ne sont pas en possession de leur carte électorale, il est déjà trop tard, on ne peut plus rien faire".’

À Élig-Mfomo (EL), les opérations de scrutin se déroulent dans une petite pièce de l’école publique du centre. À l’extérieur de cette pièce, attendent des électeurs alignés par ordre d’arrivée sur ces lieux de vote.

L’on paraît plus serein et plus discipliné qu’à Bikogo, Bodo, Mebomo et Nkengué. Au sein du bureau de vote présidé par le directeur de l’école publique, A. M., l’accent est visiblement mis sur l’ordre et la rigueur procédurière qui suffiraient à caractériser l’ensemble des interactions en ces lieux, sauf la présence parmi les scrutateurs d’Apohé, 1081 le représentant du PDC, si remuant et affectant une sorte de fierté de faire partie du bureau de vote, qu'on penserait que son existence eut été enfin reconnue.

L’attitude et le comportement d’Apohé au sein de la commission des opérations électorales à Élig-Mfomo laissent en effet transparaître toute l’importance qu’il accorde au rôle qui est le sien, celui de représentant de liste, délégué du PDC. Mieux encore que la simple appartenance au camp de ceux qui se déclarent "opposant " au régime en place dans la localité, à l’évidence, le rôle de délégué du PDC lui paraît constituer le moyen par excellence de se distinguer, de gagner la considération des électeurs, et donc s’ériger au niveau de tous ceux qui ordinairement le traitent sans les égards qu'il souhaite bénéficier. On peut aussi penser que l'attitude d'Apohé est dû à son parcours sans éclat particulier, qui permettrait de se sentir exister aux yeux des habitants de la localité d’Élig-Mfomo. Aussi se donne-t-il des allures de contrôleur pointilleux, et exagère-t-il l’importance de sa connaissance du processus de votation alors que tous ses collègues du même bureau de vote savent qu’il arrive à peine à écrire son propre nom. Les gesticulations ainsi que les débordements verbaux d’Apohé parviennent toujours au bord de l’incident chaque fois² in extremis grâce aux menaces d’usage de la force en réponse aux siennes, à cause du silence de ses interlocuteurs mettant fin à l’échange, et chaque fois aux fermes rappels à l’ordre de M. A., présidant la commission locale de vote.

Pour afficher à sa manière le clivage politique existant entre lui et G. E., son collègue/adversaire du même bureau de vote, adjudant-chef de l’Armée de l’air en retraite, qui représente le RDPC, le parti au pouvoir, Appohé sort fréquemment du sujet ponctuel qui les oppose et déclare à son interlocuteur: - "‘T’es fini Gothard, t’es plus rien, rien du tout’". Silence de Gothard. Très excité, Appohé poursuit  néanmoins : "‘Ce sont des coups de poing qu’il te faudrait pour te montrer que t’es rien, rien du tout ’". Réponse laconique de Gothard : "Essaye donc et tu verras ".

À Bikogo où le candidat du PDC se trouve aux prises avec un électeur lui manifestant son hostilité, comme au bureau de vote d'Élig-Mfomo entre Apohé et Gothard, la scène est rapidement close par ces propos du candidat en question à l’adresse de l’électeur mécontent : "‘Je pèse cent vingt kilos. Pourrais-tu supporter mon poids ?’ "

Toujours à Bikogo (EL), à un électeur qui s’adresse à lui pour prendre de ses nouvelles, un citoyen répond d’un ton acrimonieux qui rend perceptible la tension qui règne: "‘Le jour du vote, on ne se salue pas’".

Au village d’Essong (EP) se situant sur la route qui mène d’Élig-Mfomo à Yaoundé, la capitale, c’est dans un bar que nous retrouvons la plupart des électeurs de cette localité. Aussitôt que nous pénétrons dans ces lieux et qu’elle nous aperçoit, sans que rien ne lui soit demandé, d’un ton de prévenance et de supplique, une citoyenne visiblement sur la défensive nous déclare : "Nous on a déjà voté ". S’apercevant à son tour de notre présence et du matériel d'observation en notre possession (une caméra), le propriétaire des lieux se précipite brusquement vers nous. Il marque un temps d’hésitation, sans doute en voyant accroché à notre poitrine un badge aux couleurs nationales, et se résout finalement au dialogue ou plutôt à la négociation. Aussi, d’un ton de supplication accompagné d’un geste de la même nature, il nous interroge : "Mes frères, ça veut dire quoi ? "

Dans certains lieux de vote, des badauds et des électeurs ayant déjà voté stationnent simplement, malgré l’interdiction qu’en fait le code électoral. Cet attroupement va de plus en plus augmenter à mesure que se rapproche l’heure du dépouillement du scrutin.

Notes
1075.

Il va sans dire qu’à Bikogo, malgré les efforts déployés, notre présence n’est pas passée totalement inaperçue. Certains curieux sont même venu se poster derrière nous et essayer de lire par-dessus notre épaule les notes que nous jetions sur un carnet, au fur et à mesure de nos observations…

1076.

Dans cette traduction des propos tenus par le président de la commission électorale à Bodo, le pronom démonstratif "Cela " sous entend : la prise des notes, le fait d’écrire sur ce qui se passe. Il va sans dire que cela est de nature d’autant plus inquiétant qu’on ne sait pas à qui ou à quoi sont destinées ces notes.

1077.

Craignant, semble-t-il, de se voir voler la vedette en ces lieux, le président du bureau de vote de Bodo veut nous faire savoir qu’à ses yeux, être étudiant en France n’a rien d’extraordinaire, ce qu’il veut également faire comprendre à tous ceux qui l’entourent.

1078.

Il faut entendre les propos, pouvant constituer des critiques ou des dithyrambes, qui se rapportent, sans nuance péjorative ici, à la compétition pour les postes électifs publics, à la qualité et le caractère des postulants à la représentation populaire, ou gouvernement public en place.

1079.

Dans cette région majoritairement catholique, le vocable de "haoussa " est celui par lequel l’on désigne toute personne de confession islamique. C’est ainsi que l’on désigne également l’UNDP, une formation politique en lice dans la compétition électorale en cours, et que l’on identifie aux origines communautaires et confessionnelles de ses dirigeants. Pour davantage saisir ce qu’il y a de péjoratif dans cette désignation, il faut se souvenir des valeurs communautaires prépondérantes dans cette région, ce qui fait que toute personne qui se voit qualifié de "haoussa " est de fait assimilé à un traître, comme tout ceux dont se servit le régime présidentiel de parti unique pour remplir ses "camps d’internement administratif ". Ce régime était lui aussi identifié au gouvernement des "haoussas " compte tenu de tous les privilèges dont ils jouissaient sous le règne d‘Ahmadou Ahidjo qui était lui même musulman.

1080.

Nous serons dans la journée même convoqué par le sous-préfet, dont nous avions auparavant informé de notre présence et du travail de recherche que nous avions à effectuer dans son territoire de commandement. Il nous livrera la version des choses qui lui a été rapportée à propos de notre éviction à Bodo: un individu armé qui voulait visiblement s’attaquer au bureau de vote de Bodo a été pourchassé par le comité de vigilance de ce village. À partir de ce que nous dit le sous-préfet, il s’avère que l’appareil photographique, que nous avions accroché à notre ceinture, qui intriguait tant nos interlocuteurs à Bodo, a été pris par eux comme une arme.

1081.

Localement, Apohé est le diminutif de Apollinaire