2. – Le décompte des suffrages ou le dénouement de la compétition électorale.

Le vidage de l’urne, le dépouillement des bulletins et leur comptabilisation forment les étapes successives de l’opération de décompte des suffrages. Celle-ci, avons-nous dit s’effectue désormais devant de nombreux spectateurs, électeurs ou non, qui attendent ensemble le résultat final de l’élection.

Avant que ne soit véritablement entamé le cheminement opérationnel qui mène à ce résultat final de l’élection, on peut remarquer que la disposition de l’espace n’apparaît plus semblable à celle que l’on a connu tout au long de la journée.

En effet, au cours des opérations de vote, en dehors d’un espace improvisé de stationnement et de discussion au sein du local du vote ou à l’entrée de celui-ci, une ligne constituée par la table de vote séparait deux zones, dont l’une publique, qui correspondait au parcours du votant en train d’accomplir son devoir civique, et l’autre réservée, parce que seuls les scrutateurs pouvaient y évoluer. Avec le dépouillement des suffrages, cette ligne de "démarcation" est remplacée soit par un demi-cercle formé autour de la table des opérations, soit par une nouvelle ligne séparant cette fois l’assistance située d’un côté du local, et la scène où se déroule le spectacle du dépouillement de l’autre côté du même local: c’est à cette dernière configuration des lieux de dépouillement du scrutin que s’inscrit l’organisation des opérations à Élig-Mfomo.

Mais, on s'aperçoit très vite que la difficulté liée au manque d’espace n’a été que partiellement résolue: à cause du nombre de spectateurs et curieux qui continuent d’affluer un attroupement se forme très vite sur le hall d’entrée, faute d'espace à l'intérieur.

À l’intérieur de la salle de classe où se poursuivent les opérations électorales à Élig-Mfomo (EL), des regroupements de spectateurs se sont spontanément formés. Ces regroupements semblent ne pas traduire uniquement des affinités d’ordre politicien. En effet, des jeunes gens paraissent d’un côté vouloir se retrouver entre eux, alors qu’aux avants de l’assistance se retrouve le chef du village entouré de quelques notables du coin et des partisans du RDPC. Au fond de la salle et sur les côtés s’assemblent, sans pour autant former un camp homogène, des citoyens et militants d'autres formations politiques, qui resteront à part durant les opérations de dépouillement des suffrages.

À la proclamation des résultats, alors qu'on espère voir se confirmer les clivages politiciens qu'on a précédemment devinés au travers des comportements et des propos tenus, c’est plutôt l’unanimité dans l’assistance qui semble l’emporter. Mais avant qu’on y arrive, on est passé par le recensement des suffrages.

À Élig-Mfomo (EL), le décompte des suffrages est précédé d’un autre discours du président du bureau de vote. Dans son allocution, A. M. sollicite à nouveau l’indulgence de l’assistance, à cause, explique-t-il encore, du manque de logistique appropriée aux opérations en cours. Il rappelle le règlement édicté dans le code de procédure électorale, puis précise la méthode à suivre. Sur le tableau noir, il trace des espaces de pointage correspondant à chaque liste en concurrence.

Dans la salle règne un silence studieux. Tout le monde suit le président de bureau de vote en train d’exécuter les derniers préparatifs avant la comptabilisation des suffrages. Sur la table des opérations, on procède à l’ouverture de l’urne électorale :

on la vide de son contenu. c’est le début effectif des opérations de recensement des votes :

Dernière surprise : c’est presque toute l’assistance qui applaudit : les clivages politiciens précédemment exprimés par certains citoyens présents, en parole ou par des gestes, ont mystérieusement disparus. Tout le monde se tourne vers le chef du village, qui de ce fait apparaît en l’absence des véritables élus, comme le chef de file des vainqueurs, et qui, en se levant de l’endroit où il est resté assis durant les opérations de dépouillement des suffrages, simule une bruyante quinte de toux – procédé habituel destiné à railler l'adversaire et à manifester sa satisfaction. Ce geste est aussitôt repris, comme le refrain d'une chanson, par le plus grand nombre de personnes présentes dont la plupart l’entoure. Et la salle se vide de suite dans un brouhaha confus de rires et de commentaires joyeux.

Il reste néanmoins quelques citoyens qui recopient sur des feuilles de papier les différents scores du scrutin qui figurent sur le tableau, que le président de bureau de vote est déjà lui-même en train de dicter à ses assesseurs. Parmi les personnes qui s’attardent à fixer le tableau comme pour bien mémoriser les résultats de la compétition qu’elles peuvent y lire, se trouve Apohé.

Esseulé, il semble désespérément chercher dans le regard des uns et des autres, un introuvable soutien. À quelqu’un qui prononce tout haut le score obtenu par son parti le PDC, il répond en maugréant : "N'est-ce pas suffisant !? ". En se retournant, il s’aperçoit que nous l’observons. S’adressant à nous, il déclare : "Alors Louis, t’as vu le vote ? " Traduction: as-tu vu mon "one man show" ?

Subitement hâtif face au silence que nous lui opposons, il revient vers la table des opérations. On vient d'y achever les opérations de décompte des suffrages. Et on est en train de recopier les chiffres qui figurent au tableau noir sous la dictée du président de bureau de vote. S’adressant intempestivement à ses collègues de bureau de vote, Apohé leur déclare : "Alors, on passe aux procès verbaux ? " C'est que pour lui, le spectacle est terminé. Pour nous aussi d'ailleurs.

Après avoir, tout au long de ce travail d’observation, d’analyse et de réflexion, essayé de rendre compte du développement d’une culture politique de la participation démocratique et donc du changement qui s’opère au Cameroun depuis l’introduction du vote et particulièrement depuis le rétablissement des élections disputées, et avoir constaté d’une élection à l’autre, et des scrutins nationaux aux scrutins locaux, une baisse certaine de l’intensité de la concurrence, une perte d’acuité des confrontations s'accompagnant d’un recul généralisé de la violence, et l’épuisement du langage de la contestation, compte tenu tout d’abord, des séances de reddition organisée, du "mea culpa" public de nombre de militants adverses au cours de la campagne électorale du RDPC pour l'élection présidentielle en 1997 ( cf. les images dans le document en annexes ), du slogan du "cent pour cent" mis en avant par le parti au pouvoir et presque partout repris comme une rengaine, compte tenu ensuite, de la joie unanimement manifestée par l’assistance autour du chef de village apparaissant comme le représentant local du parti au pouvoir ou du régime en place à l’annonce de sa victoire dans la circonscription électorale d’Élig-Mfomo (EL), étant donné que ce score sera au niveau national de 92,5% de suffrages favorables au candidat sortant, une interrogation se pose légitimement qui pourrait ainsi être formulée: Assisterait-on, sous l’égide d’un pluralisme défaillant, à une recomposition totalisatrice ou même à un retour, fut-il partiel, du monolithisme politique institué au lendemain de l’indépendance politique du pays et officiellement abandonné le 13 février 1991 ?