Au Cameroun, depuis 1990, la vie politique s’est considérablement diversifiée. Sous le régime présidentiel de parti unique, marqué par la prééminence du chef de l’État sur les autres institutions républicaines, l’action coercitive destinée à réduire l’opposition avait conduit à la restriction des libertés publiques. En raison de leur incidence directe sur le comportement politique des individus, c’est la liberté de la presse et la liberté d’association qui eurent à souffrir le plus des diverses décisions gouvernementales. Si ces libertés publiques, longtemps tenues dans l’ombre, rejaillissent aujourd’hui sur la scène publique, leur étouffement remonte de loin dans le temps.
Prenons tout d’abord la liberté de la presse. En effet, "‘par un décret d’octobre 1923, le président de la République française avait étendu au Cameroun la législation métropolitaine sur la presse, en la rendant plus sévère : toute publication nouvelle devait obtenir l’autorisation préalable du haut commissaire de France. À la veille de l’indépendance, la loi du 27 mai 1959 avait encore accru les prérogatives de contrôle de l’autorité gouvernementale en accordant le droit à celle-ci de saisir elle-même toutes les publications périodiques’ "contraires à l’ordre public ‘", la gravité des circonstances étant laissée à l’appréciation du gouvernement. […] par une ordonnance du 12 mars 1962, les instances administratives se voient reconnaître de nouvelles prérogatives :’ "Quiconque aura soit émis ou propagé des bruits, nouvelles ou rumeurs mensongères, soit assorti de commentaires tendancieux des nouvelles exactes, lorsque ces bruits, nouvelles, rumeurs ou commentaires sont susceptibles de nuire aux autorités, sera puni… ‘" […] L’ensemble des techniques juridiques ainsi décrites a naturellement abouti à l’étouffement de la presse’ ". 1085
Alors que le régime de tendance totalitaire à la suite du régime colonial était parvenu à maintenir dans l’effacement complet cet espace de liberté, le régime pluraliste lie depuis 1990 les dramatisations de l’opposition instituée à celles du pouvoir. Dans ce contexte la presse procure la capacité de politiser toute activité et constitue un support de dramatisation dans les espaces de la société qui lui sont accessibles. Les confrontations qu’organise cette presse, les débats, les réunions spectaculaires des partis montrent que la prémonition de J.-F. Bayart en 1973, selon laquelle les journalistes "‘acceptent aujourd’hui ce qu’ils refusaient dix ans plus tôt et qu’ils accepteront sans doute demain ce qu’ils refusent aujourd’hui’ ", 1086 s’est réalisée.
En effet, la loi du 18 décembre 1990, en permettant le passage du régime de l’autorisation des journaux à celui de la déclaration, et celle du 4 janvier 1996 ont finalement sorti la presse de son repli et l’ont émancipé vis-à-vis du pouvoir politique. 1087 "‘La formation d’une opinion publique critique a été obtenu par la stratégie de la dénonciation des scandales, des mises en cause toujours personnalisées et par la caricature appuyée des gouvernants affublés de sobriquets ’". 1088 La floraison de titre de journaux a pour effet de favoriser la complémentarité et une diversification des sources d’information.
L’accès à la presse internationale ne connaît presque plus d’entraves. Rien ne paraît plus pouvoir faire obstacle à l’irruption continue des images du dehors, celles qui sont reçues des télévisions étrangères qui donnent vue sur l’univers, sur le monde dans ses diversités, sur les sociétés et les civilisations, sur le proche et le lointain, sur les événements. La sortie du quotidien ne s’effectue plus nécessairement lors des manifestations collectives. Il n’y a plus qu’à s’installer devant l’écran et la technique moderne y fait tout s’inscrire.
Ensuite, concernant la liberté d’association, par un arrêt du 12 juillet 1956, le Conseil d’État français avait admis que la loi française du 10 janvier 1936, sur la dissolution des associations portant atteinte à l’ordre public, était applicable au Cameroun. Cette législation prévoyait que le gouvernement pouvait, par décret en Conseil des ministres, dissoudre toutes les associations ou groupements de fait qui provoqueraient des manifestations armées dans la rue ou qui présenteraient le caractère de groupes de combat, ou qui auraient pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire. En plus de la loi de 1936, le Cameroun continuera à appliquer un ensemble de textes adoptés du temps de la tutelle, la loi du 1er juillet 1901 sur le contrat d’association, les décrets du 23 octobre 1945, du 13 mars 1946 et du 16 avril 1936, auquel viendra s’ajouter la loi du 12 juin 1967.
Cette dernière loi dispose notamment que les associations "qui auraient pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou à la forme du gouvernement sont nulles et de nul effet " (article 4). Cette simple disposition peut s’analyser comme un blanc-seing accordé au gouvernement, en raison de l’imprécision de l’expression "‘porter atteinte … à la forme du gouvernement ’". En outre, qui d’autre, sinon le gouvernement, pouvait déterminer le degré de gravité des circonstances, permettant l’application de la loi ? Celle-ci prévoit par ailleurs d’autres restrictions à l’exercice de la liberté d’association. Il en est ainsi des associations étrangères qui ne pouvaient exercer aucune activité au Cameroun sans l’autorisation préalable du gouvernement ; des mouvements de jeunesse qui ne pouvaient se constituer sans l'agrément du ministre de tutelle. Si les fonctionnaires se voyaient reconnaître le droit à la liberté syndicale reposant sur un décret du 6 janvier 1969, l’exercice de ce droit étant simultanément soumis à de nombreuses prescriptions, aucun syndicat ne sera constitué dans la fonction publique avant 1990.
Depuis 1990 en effet, alors que la puissance publique paraît perdre sa fonction de régulation, les associations semblent désormais constituer le cadre obligé de toute action collective. En être membre semble même conférer même un statut et devenir potentiellement prometteur de revenu.
Au Cameroun, le syndicalisme qui fut assez souvent le fer de lance dans les mouvements de contestation de l’ordre colonial, après s’être plié à l’ordre autoritaire au lendemain de l’indépendance, au travers de la mise sur pied d’un syndicat d’État (l’U.N.T.C.) inféodé au régime, semble redorer son blason dans la dynamique des changements. "‘Des syndicats de contractuels de l’administration ont été créés.[…] Les associations et les corps professionnels se structurent de façon autonome. Les avocats en 1990 ont obtenu de s’émanciper de la tutelle du ministre de la justice au point que désormais le bâtonnier de l’ordre des avocats a acquis une grande visibilité sociale et politique. Dans le domaine de l’éducation, les associations de parents d’élèves ont relayé l’État en ce qui concerne l’extension des établissements d’enseignement…’". 1089
En dehors des libertés publiques touchant à la presse et aux associations, si l’on s’intéresse aux croyances et aux cultes, on assiste là aussi à une montée du phénomène du religieux, qui va sans doute contribuer à façonner le visage des régimes politiques africains et qui se traduit par des conversions et adhésions de plus en plus massives, y compris dans les classes dominantes.
En effet, différentes religions et églises nouvelles permettent aujourd’hui la construction de nouvelles solidarités. Et celles-ci s’avèrent parfois très influentes. Les mouvements religieux proposent en effet des discours et des pratiques qui permettent de hiérarchiser de manière univoque les valeurs, depuis les plus conformes aux desseins divins jusqu’aux plus diaboliques volontiers incarnés dans les entités religieuses traditionnelles.
Prenons à présent les institutions. L'existence d'une législation anti-subversive rendait impossible toute vie politique démocratique, parce que cette législation vidait de toute substance l'exercice des libertés et droits fondamentaux reconnus par la constitution. L'abolition de l'ordonnance anti-subversive par la loi du 19 décembre 1990 rend finalement les institutions camerounaises plus conformes aux instruments juridiques internationaux de protection des droits de l'homme. Ainsi, dans le processus de changement, ces institutions paraissent devenir ce qu’elles sont par ailleurs sous d’autres cieux, un enjeu en tant que ressource et contrainte, pour des acteurs politiques diversifiés. 1090
Dans ce constat qu'établit Daniel Boumaud, nous trouvons un début de réponse à notre interrogation initiale relative à la marginalisation de l'Afrique Noire que l'on a très souvent tendance à situer hors des réalités du monde actuel. Nous avons montré que cette démarche foncièrement racisante, provient d'une attitude culturelle (et intellectuelle) caractéristique de la conception occidentale du monde, de laquelle procédait l'exclusion des indigènes.
De nos jours, l’État camerounais apparaît dorénavant plus segmenté entre des institutions dotées d’une autonomie relative là où régnait auparavant le monisme. Certes, les règles du jeu ne sont pas définitivement fixées, mais elles traduisent le mouvement d’un système politique jusque-là figé dans l’ordre autoritaire.
Pour ce qui est des pouvoirs judiciaires, ils ne se font plus les instruments dociles des gouvernants. Au Cameroun, la Cour suprême en tant que juge de l’élection introduit désormais une incertitude dans le mécanisme de dévolution du pouvoir, dans son exercice et dans son contrôle.
S’agissant du parlement, devant la toute-puissance du Président sous le régime présidentiel de parti unique, le pouvoir législatif apparaissait comme un pouvoir second. Aujourd’hui il cherche à s ‘émanciper de l’exécutif. La scène de cette institution n’est plus un univers clos. Elle se propose désormais aux regards des citoyens sous la forme des affrontements de vedettes politiques nationales, ce qui introduit l’accoutumance et l’intérêt des citoyens/spectateurs.
En observant l’ensemble de la société, la scène urbaine s’y avère de plus en plus ouverte aux manifestations politiques, aux fêtes qui constituent les vecteurs par lesquels s’opère la constitution du sujet politique, au même titre que le sport ou la musique, alors que cette scène urbaine était auparavant vigoureusement contrôlée, exclusivement réservée aux seules commémorations par lesquelles le régime de tendance totalitaire rythmait son propre culte. La ville, la rue sont désormais des lieux où la protestation contre certaines décisions des gouvernants et les effets inacceptés d’une situation économique et sociale déploient leurs dramatisations, et celles-ci forcent désormais l’accès à l’existence médiatique, qu’elles aient suffisamment d’ampleur ou non. En dehors des manifestations politiques, la rue des cités devient également la scène où se produisent des démonstrations aux multiples formes, aux effets inégalement subversifs, qui ne sont pas soumises aux règles et aux conventions des institutions politiques et syndicales, et qui apparaissent souvent comme l’expression de la marginalité, de la transgression provocatrice ou de la pure violence.
Cette énumération des conditions du nouveau fonctionnement politique, des transformations de la société peut paraître hétéroclite. Mais, si l’on en fait le compte, en termes d’évolution et de changement, c’est autant de mutations qui n’ont pas abouti au chaos tant redouté à l’extérieur, qui montrent au contraire qu’une autre Afrique est en gestation, et exigent donc une modification en profondeur des représentations sur le continent africain. Il résulte également de l’addition des éléments énumérés qu’ils suffisent à marquer les différences avec la situation antérieure : l’univers politique paraît dorénavant plus ouvert au regard des gouvernés, il a perdu une bonne part du mystère qui tenait à sa nature de monde de tourments, de secrets ou de violence. Il ne l’est sans doute pas moins, mais ses apparences chaque jour manifestées montrent que "‘la démocratisation africaine est originale dans la mesure où elle se réalise plus sur le mode de la réforme que de la révolution’ ". 1091
Toutes ces transformations, pour ne prendre que celles-là dans la société camerounaises, rendent improbable un retour à l’autorité personnelle ou au monolithisme des institutions dont le "présidentialisme monocentré " constituait la figure emblématique. Celui-ci a fait place à un système institutionnel pluraliste redéfinissant les relations de pouvoir. 1092 Le score de 92,5% de suffrage favorable obtenu par le candidat sortant aux élections présidentielles de 1997 ne s’est pas accompagné d’un épuisement du langage de la contestation, au contraire. Avant que d’exprimer une affiliation positive au régime en place, ce vote semble manifester le désaveu d’une opposition politique refusant de jouer véritablement le jeu de la démocratie. "‘La consolidation plurielle de la société camerounaise, caractéristique de la décennie écoulée, contribue à rendre impuissante ou incomplète toute entreprise de restauration autoritaire. En voie de cristallisation et de densification, elle freine le projet de "recherche hégémonique" et limite l’ambition universaliste ou totalisante de l’État dont la centralité peut apparaître moins marquée’ ". 1093
Si les transformations concernent finalement la fin de l’influence des seuls sentiments de solidarité sur les choix politiques, cette relation s’avère chaque jour sinon dépassée, du moins en train de le devenir.
Prouzet (M.), Le Cameroun, op. cit. pp. 268-271.
Bayart (J.-F) , Presse écrite et développement politique au Cameroun, Revue Française d’Études Politiques Africaines, avril 1973, pp. 48-63.
Sindjoun (Luc), Politique Africaine, art. cité, p. 59.
Ibid.
Ibid., p. 60.
Bourmaud (Daniel), La politique en Afrique, op. cit., p. 146.
Ibid.
Ibid., p. 145.
Sindjoun (Luc), "Le champ social camerounais : désordre inventif, mythes simplificateurs et stabilité hégémonique de l’État ", Politique Africaine, 62, juin 1996, p. 58.