1.– Au niveau des principes de liberté et d’égalité.

"‘L’amour de la république dans une démocratie, écrit Montesquieu, est l’amour de la démocratie ; l’amour de la démocratie est celui de l’égalité’ ". 1095 Dans une société aussi plurielle que le Cameroun, la démocratie apparaît comme un moyen de discipline sociale qui implique l’acceptation des mêmes règles par tous ; les règles qui sont constitutives d’identité collective et qui imposent des limites aux intérêts individuels

S’agissant tout d’abord de la démocratie, dans sa dimension culturelle, elle est loin d’avoir totalement imbibé les esprits (des gouvernants comme des gouvernés) au Cameroun. La démocratie doit dans ce pays devenir une réalité institutionnelle concrète ; c’est dire que son expression ne peut se limiter à des élections libres, au pluralisme politique et syndical, à la liberté de la presse.

En effet, qui dit démocratie, dit liberté. C’est l’idée de liberté qui constitue le principe et la fin de la démocratie. 1096 La démocratie est un système qui permet la mise en œuvre de la liberté au sens individuel et collectif. Pour ce qui concerne par exemple la presse, cette démocratie est alors assimilée à la liberté d’expression ou à la liberté de la presse.

Mais, l’exercice de la liberté d’expression implique des devoirs aussi bien de la part des communicateurs que des pouvoirs publics. Pour les premiers, les qualités qui font la crédibilité d’une bonne presse sont à acquérir : honnêteté, respect des institutions et du public, culte de la vérité. En effet, les communicateurs semblent souvent perdre de vue ces qualités qui rendent crédible le métier de la communication. Sous le régime monopartisan, on cultivait volontiers l’image de marque du président, du père de la nation, de l’homme de paix et de dialogue, du garant de l’unité nationale et de la stabilité du pays, etc. Outre que ce côté laudatif de la presse n’a pas totalement disparu en régime pluraliste, la liberté de la presse se traduit parfois par la dérive dans l’argumentation, fondée sur la recherche du discrédit de la personne de l’adversaire plutôt que sur le recours aux armes d’un combat politique sainement compris. Ceci démontre bien l’immaturité des acteurs qui, persuadés d’agir en démocrates versent dans le recours aux armes de la démagogie que n’auraient pas renié les tenants de l’autoritarisme. Mais la presse a-t-elle la possibilité d’agir autrement ?

L’attitude des pouvoirs répondra certainement à cette question. En premier, les pouvoirs publics se devraient de garantir l’application de la liberté d’expression en évitant de faire main basse sur la presse. Or, leur poids est si lourd que cette presse est parfois vite transformée soit en "courroie de transmission " des volontés des gouvernants aux gouvernés, soit en service de l’État missionnaire pris en charge par un ministère (le ministère de l’information et de la culture au Cameroun). Dans ce domaine de la liberté d’expression, le chemin qui reste à parcourir passe nécessairement par une authentique liberté de la presse, qui puisse également se traduire par la démocratisation des moyens de communication et la responsabilisation des professionnels de l’information. et de la communication.

La théorie démocratique, écrit Daniel Gaxie, 1097 postule des citoyens attentifs aux événements politiques, au fait des problèmes et instruits des idéologies en lice exprimant en définitive par leur vote un choix réfléchi et motivé. La réalité que dévoile l’analyse sociologique est toute autre : la capacité de manipuler la symbolique politique est fort inégalement répartie et ceux qui en bénéficient au plus haut degré sont aussi ceux qui détiennent, par ailleurs, les autres pouvoirs socio-culturels. Les butoirs économiques, sociaux et politiques n’existant pas encore ou étant de peu d’efficacité, la démocratie devient libre de tout contrôle ; elle aura tendance à courir vers la monocratie et le pouvoir personnel. À cela s’ajoute ce que Daniel Gaxie appelle le cens caché de la démocratie représentative, qui contribue à reproduire les clivages essentiels d’une société inégalitaire. 1098

Concrètement, le citoyen doit faire au Cameroun l'objet d'une prise en main. Les changements qui le concernent, dont nous croyons avoir souligné l'éclosion dans ce travail, doivent faire l'objet d'un accompagnement. L'électeur doit faire l'objet d'une formation, par tous, afin que se consolident les acquis de la liberté retrouvée. Or, comme le constate le professeur Doumbé-billé, la quête de l'alternance par l'opposition politique apparaît comme l'une des perspectives fondamentales générées par les changements. Pourtant, c'est une entreprise à laquelle l'opposition ne paraît que s'employer modérément. "‘Il appartient aux partis d'opposition "d'apprendre" à leurs militants (…) à rechercher la victoire par la voie de l'alternance politique’", 1099 quoique les conditions de cette quête soient difficiles, d'où la tentation d'en appeler parfois à la rue.

L’égalité, quels que soient ses liens avec la problématique de la liberté démocratique, vise à une répartition juste de la richesse socialement produite, indépendamment des conditions sociales des individus. Rien ne résume mieux l’articulation entre ces deux principes que le caractère universalisables des droits. Les diversités et les inégalités sociales objectives ne sont perçues et ne relèvent du politique que lorsqu’elles sont traduites dans un langage universel. 1100 La caractéristique de cette conception de la démocratie est son indifférence, en termes de principes, au problème identitaire : celui-ci doit toujours être politiquement construit via les droits universels. Dans les deux cas, les individus ont des "appartenances ", mais pas des "identités ".

En Afrique, la construction d’un État plus proche des exigences du droit bute sur la rareté des ressources, d’autant plus que les politiques d’ajustement contribuent à accentuer ce problème. 1101 Au Cameroun en particulier, l’inégalité est surtout d’essence économique. La campagne électorale et les élections le montrent qui manifestent, à l’évidence, des asymétries sociales. La question des rapports à l’argent est donc posée. On n’est pas loin de penser que ne sont élus et ne peuvent l’être que ceux qui ont le pouvoir financier de se faire élire. Ils ne sont pas rares, en effet ceux qui "investissent " dans la campagne électorale des millions de francs CFA. Ainsi le suffrage juridiquement universel et ouvert à tous au plan de l’éligibilité peut par cette voie paraître restreint et censitaire, et le pluralisme politique corrompu en oligarchis-ploutocratie. L’inégalité en matière de distribution des ressources économiques (richesses) se traduit donc parfois par l’inégalité en matière politique. Le pouvoir d’achat devient ainsi le fondement du pouvoir de suffrage, de la réalité de l’un semble de plus en plus semble dépendre celle de l’autre.

Au sein des formations politiques, hormis l’immoralité de ces agissements, il est certain qu’il n’y a pas d’égalité entre le militant qui achète et le militant qui se vend. Il n’y a pas liberté non plus, ni pour l’un ni pour l’autre, car ils subissent tous la loi d’un marché de dupes, puisque celui qui croît avoir acheté n’est assuré de rien. Il doit renouveler l’acte, autant de fois que l’autre le souhaitera, tout au moins à chaque élection, alors que celui qui est vendu, c’est le plus gros perdant, avec le destin de sa société. Sont-ils "trop pauvres pour penser ", pour emprunter les mots de Michelet ? Non, ils perdent seulement de vue les véritables enjeux.

De ce qui précède découle sans doute la nécessité d’une réforme des fondements économiques et socio-culturels qui peuvent assurer une meilleure répartition des ressources économiques et politiques afin d’inscrire la démocratie dans la réalité. Jean-Jacques Rousseau le soulignait déjà qui établissait la nécessité de réduire les distances sociales entre les citoyens : il n’est guère conforme à la démocratie que les uns aient assez de moyens pour acheter les autres qui, faute des mêmes moyens, se retrouvent obligés de se vendre. Avoir, ce n’est pas être. Il n’est pas juste que se transmette, par la voie de l’hérédité, une puissance économique acquise principalement par le moyen ou l’appui de pouvoir politique. Par ce canal le cheminement vers la démocratie s’écoulerait irrésistiblement vers de nouvelles formes de monocratie.

La démocratie infère le principe d’égalité, mais aussi celui de liberté. La liberté n’est alors que le produit de cette égalité. C’est par l’égalité que l’on peut en effet parvenir à la liberté ; car le mode d’articulation de ce rapport n’est pas toujours heureux, parce que la pente incline à sacrifier l’une de ces valeurs à l ‘autre. Il convient de souligner qu’aucun régime politique n’est pleinement démocratie, ni pleinement monocratie. La démocratie implique un apprentissage. Jean-Jacques Rousseau, 1102 après s’être montré un fervent partisan de la démocratie, ne la déclarait-il pas inaccessible aux hommes, n’étant qu’à la portée d’un peuple de dieux ? Aussi proposait-il, comme un passage obligé, la voie du législateur qui se verrait assigner une mission de pédagogie en matière de démocratie. Celle-ci est à inventer, à créer progressivement.

Dès lors, comment peut-on, lorsqu’on a reconnu dans un pays africain que les changements qui s’opèrent se traduisent par de plus en plus de liberté pour le citoyen, consolider cette avancée vers la démocratie ?

Ainsi se pose le problème du passage à la démocratie. Si le régime est monocratique ou oligarchique, il ne pourra assurément, sans discontinuité, passer à la démocratie. La monocratie ou l’oligarchie ne peuvent jamais produire que la monocratie ou l’oligarchie : aucun régime, quel qu’il soit, n’organise sa mort, c’est-à-dire son suicide. La mort n’est jamais naturelle… légale au plan du politique. Elle est toujours provoquée. Ainsi sur le plan économique comme sur le plan politique s’impose l’exigence de la discontinuité ou de la rupture.

L’osmose mentale entre les valeurs, références, règles et institutions démocratiques d’une part, et les hommes, acteurs chargés de les traduire dans les faits sur la scène politique de l’autre part, doit pouvoir véritablement s’effectuer, quand l’on sait que le candidat qui conçoit son investiture comme un investissement, cherchera, après coup, à la rentabiliser, pour le moins, dans les mêmes proportions. La conséquence logique consistera dès lors pour cet élu à s’adonner aux détournements de deniers publics, à se livrer aux détournements des procédures et de pouvoirs, et l’on aboutit à l’érection de telles pratiques en système, lorsqu’elles se généralisent.

Notes
1095.

Esprit des lois, Livre V, chap. 3, op. cit., vol. I, p. 49.

1096.

Cf. Lacroix (Jean), Crise de la démocratie. Crise de la civilisation, Chronique sociale de France, Lyon, 1965, p. 88. Voir également Hauriou ‘André), "Réflexions sur les statuts épistémologiques respectifs du pouvoir et de la liberté ", Revue de droit public, 1974, p. 643.

1097.

Gaxie (D.), Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégations politiques, Paris, Le Seuil, 1978.

1098.

Ibid.

1099.

Doumbé-Billé (Stéphane), "Les transformations au Cameroun: un processus d'élargissement prudent", in Rousillon (H.) dir., Les nouvelles constitutions africaines: La transition démocratique, op. cit. p. 77.

1100.

Mouffe (Chantal), Le Politique et ses enjeux, Paris, La Découverte-MAUSS, 1994.

1101.

La politique en Afrique, op. cit., p. 149.

1102.

Rousseau (J.-J.), Du contrat social, livre III, chap. IV, p. 107.