Introduction générale

Cette thèse a pour objet l’analyse des pratiques monétaires et financières des femmes en situation de précarité. Une double finalité a motivé le choix de l’objet d’étude : comprendre les pratiques liées à la précarité féminine, afin d’être en mesure de proposer des modes de lutte contre cette précarité.

Cet objet d’étude peut paraître surprenant. Pourquoi avons-nous choisi de nous focaliser spécifiquement sur les pratiques féminines ? La première raison est relativement simple : dès que l’on aborde les pratiques monétaires et financières des familles en situation précaire, c’est du côté des femmes qu’il faut se tourner, et cette spécificité fait preuve d’une certaine récurrence, aussi bien dans le temps que dans l’espace. On est alors amené à s’interroger sur l’origine de cette spécificité : ce simple constat initial est bien plus qu’anecdotique, il révèle avec force la dimension fondamentalement sociale de la monnaie, et le fait qu’elle est indissociable des droits et des obligations qui régulent les rapports sociaux, notamment les rapports sociaux de sexe. La monnaie n’aurait-elle pas une dimension sexuée ? Ce sera la première hypothèse de ce travail : la monnaie comporte une dimension sexuée, et cette dimension est le résultat d’une construction sociale. Les responsabilités féminines en matière de gestion de budget familial en sont une première illustration. Plus généralement, ce marquage sexué prend plusieurs formes, qui sont étroitement liées. Il concerne d’abord l’accès à la monnaie ; le passé et le présent sont jalonnés d’exemples de cloisonnements d’accès, plus ou moins explicites, selon le sexe. Ce marquage sexué concerne ensuite l’usage de la monnaie ; la non fongibilité des revenus masculins et féminins, constatée à de multiples reprises, en est une illustration. Ce marquage sexué concerne enfin les représentations monétaires. Les réticences féminines à l’égard de l’euro, plus fortes que celles des hommes, et observées dans l’ensemble des pays adoptant la monnaie commune, en sont un exemple. Décrire et lister les spécificités seraient toutefois vains ; non seulement elles sont propres à chaque groupe social, mais en outre, elles sont en permanente évolution. Il s’agit plutôt d’en chercher l’origine en démontant les mécanismes de leur construction.

Une première question théorique est d’emblée soulevée. Lorsque la théorie économique aborde la monnaie, celle-ci est considérée comme un instrument technique, simplement destiné à faciliter les échanges, parfaitement liquide et fongible et à usage universel. Une telle approche laisse peu de place à une éventuelle spécificité sexuée. Plus généralement, la théorie économique fait peu de cas des distinctions de sexe. En vertu de l’hypothèse d’atomicité et d’interchangeabilité des agents, distinguer les appartenances de sexe n’a aucune légitimité. Comprendre les pratiques et restituer les logiques qui leur sont sous-jacentes exigent une révision complète de ces deux hypothèses.

Dans la perspective qui est la nôtre, un premier travail consiste donc à reformuler les hypothèses de la théorie économique qualifiée de standard. Précisons d’emblée dans quelle direction s’oriente cette reformulation. À la figure abstraite, isolée et asexuée de l’homo oeconomicus, on propose de substituer un être réel, social et sexué. Cet être est soucieux de son propre intérêt, certes, mais il est soucieux également de suivre un comportement qu’il juge légitime. Bien loin d’être un acte isolé et réduit à un arbitrage en termes de coûts avantages, chaque processus de décision s’inscrit dans un enchevêtrement de droits et d’obligations, et ces droits et ces obligations ont une dimension sexuée. On a cru que la monnaie était un moyen de s’émanciper totalement de ses obligations. Un certain nombre de travaux d’historiens, d’anthropologues, mais également d’économistes, ont montré l’illusion de ce pouvoir libératoire de l’instrument monétaire. Certes, le lien marchand aplanit en partie les relations de dépendance et les fait évoluer. Mais il les masque aussi, et finalement, ne les abolit pas. La monnaie n’est qu’un support parmi d’autres des liens financiers, entendus comme ensemble de relations de dettes / créances qui régissent les rapports sociaux.

À partir de cette reformulation, notre objet d’étude est le suivant : comment, au quotidien, les femmes en situation de précarité emploient-elles la monnaie et les différents instruments monétaires ? Comment affectent-elles et gèrent-elles les différentes sources de revenus auxquels elles ont accès ? Quelles stratégies sécuritaires mettent-elles en oeuvre pour se prémunir contre d’éventuels aléas ? Dans quelle mesure ont-elles recours à l’épargne et à l’endettement ? Comment ce type de pratiques s’insère-t-il dans l’ensemble des relations de dettes / créances, monétaires (revenus du salariat, activités commerciales, prestations sociales) et non monétaires (don contre don), qu’elles tissent avec leur entourage ?

Comprendre les pratiques n’est qu’une première étape. La finalité de ce travail est explicitement opérationnelle : comment, à travers l’analyse des pratiques quotidiennes, peut-on envisager des moyens de lutter contre cette précarité ? Une seconde question théorique est alors soulevée : comment évaluer la précarité et à quelles conditions peut-on passer d’un état de précarité à un état de non précarité ? La précarité est-elle un problème de bien-être, de ressources, de droits ? Les critères d’évaluation doivent-ils être différenciés selon l’appartenance de sexe ? Au nom de quoi la lutte contre la précarité est-elle légitime ? Est-ce une question d’utilité collective, d’équité, de respect des dignités personnelles ? La lutte contre la précarité exige-t-elle des mesures sexuellement différenciées ? Ces différentes questions nous renvoient à une réflexion en termes de justice sociale.

Depuis une trentaine d’années, on assiste à un renouvellement profond des théories de la justice. Face à l’incomplétude des critères utilitariste et parétien, privilégiés par l’économie du bien-être, on note aujourd’hui un certain consensus sur la nécessité de concilier les critères d’efficacité avec ceux de liberté personnelle et de répartition.

Parmi les différentes approches, c’est dans les travaux de Amartya Sen que nous avons puisé une large partie de nos outils théoriques. Par l’attention prioritaire qu’elle accorde aux notions d’autonomie, de liberté et de responsabilité personnelles, la démarche de Sen peut être qualifiée de libérale. Ce même idéal nous préoccupe ici : plus que le niveau de « bien-être » des femmes, au sens utilitariste du terme, c’est leur liberté d’agir et de penser que nous nous sommes attachés à apprécier. La filiation avec l’approche libérale s’arrête ici, et c’est en cela que nous nous sommes inspirés de la réflexion de Sen, se démarquant à plusieurs égards des différentes approches qui participent au renouveau de la mouvance libérale. En premier lieu, il accorde une attention particulière aux inégalités entre sexes. Rompant avec la sacro-sainte division entre public et privé, chère à la tradition libérale, il nous invite à prendre en compte les inégalités et les injustices intra-familiales.

En second lieu, Sen accorde une attention particulière aux conditions réelles de l’autonomie. Celle-ci ne saurait se résumer à une question de droits formels, de ressources monétaires ou encore de préférences personnelles. C’est la dimension réelle des droits qui importe. La précarité doit être appréhendée en termes d’insuffisance de droits, d’incapacité à faire valoir des droits, voire à prendre conscience de ses droits. Les ressources monétaires ne garantissent pas l’accès à la dignité et au respect de soi. Les droits formels ne suffisent pas si l’on n’a pas les moyens de les faire valoir ou d’en prendre conscience. Enfin, les préférences n’ont guère de sens dans la mesure où elles résultent d’une construction sociale et culturelle. Une partie de notre réflexion consiste à prolonger ces deux aspects de la réflexion de Sen (la notion de droits réels et la construction sociale des préférences) en mettant en évidence leur étroite imbrication et la manière dont elles interfèrent dans les pratiques monétaires et financières.

Notre propre hypothèse est la suivante : les pratiques monétaires et financières comportent une double dimension, à la fois fonctionnelle et sociale. Elles doivent être comprises tout d’abord comme un mode de gestion de l’incertitude ; de ce fait, elles expriment les stratégies personnelles déployées pour lutter contre la précarité. Elles doivent être comprises également comme un mode d’appartenance sociale, dont l’appartenance de sexe. Ce mode d’appartenance sociale se déploie dans une triple dimension : c’est à la fois un rapport à soi, qui s’exprime à travers la maîtrise de ses avoirs ; c’est également un rapport horizontal, à autrui ; c’est enfin un rapport hiérarchique, à l’égard du groupe social dans son ensemble. L’accès à la monnaie et son usage sont indissociables des droits et des obligations de chacun, d’où la dimension foncièrement subjective des flux monétaires, dimension subjective découlant de la manière dont ces flux sont interprétés par chacun. Cet usage n’est toutefois compréhensible qu’à condition de prendre en compte la relation dialectique dont se nourrit toute pratique monétaire, la monnaie étant vue comme ensemble de règles délimitant les comportements tout en étant influencée par eux. Une hypothèse supplémentaire est alors proposée, visant à rendre compte de cette dialectique en termes d’appropriation monétaire.

Enfin, les principes de justice que Sen propose sont destinés à être appliqués à l’ensemble de la planète, alors que la plupart des autres approches se cantonnent à l’espace des sociétés dites « démocratiques » ou « occidentales ». La solidarité institutionnalisée des États-providence comme la solidarité de proximité des modes d’organisation communautaires ont tendance à s’épuiser. En dépit de la diversité des contextes, nous faisons le pari qu’il est possible de mener une réflexion commune et que certaines préoccupations sont finalement similaires. Au Nord, les dysfonctionnements actuels du marché de l’emploi et du dispositif de protection sociale, l’obsolescence des principes de solidarité et de droits sociaux en vigueur montrent les limites d’un système universel de protection.

Au Sud, l’effritement des solidarités de proximité et l’émergence de comportements plus individualistes sonnent le glas des systèmes de protection communautaire. Dans les deux cas, les femmes sont les premières victimes ; c’est à elles qu’incombe, en dernier ressort, la survie de la famille. Elles sont donc les premières à payer les coûts sociaux de la crise, des plans d’ajustement structurels et des restrictions budgétaires publiques. Simultanément, l’interdépendance des économies nationales, par le biais de ce qu’il est convenu d’appeler la « mondialisation », modifie la nature et la territorialité de la question sociale. De nouveaux acteurs apparaissent, combinant une dynamique mondialisée avec la présence d’organismes multilatéraux, et des acteurs locaux, collectivités territoriales, associations et Organisations non gouvernementales.

Notre ambition est très modeste au vu des enjeux soulevés. La question posée ici se résume de la manière suivante : comment, au quotidien, peut-on aider les femmes à mieux affronter leur précarité à travers leurs pratiques monétaires et financières ?

Cette première question en soulève trois autres : d’abord, l’indépendance financière est-elle suffisante ? Ensuite, comment favoriser l’autonomie sans nier les appartenances sociales ? Enfin, au nom d’éventuelles particularités liées à l’appartenance de sexe, faut-il encourager des mesures spécifiquement féminines ? Précisons d’emblée notre position.

Du fait de la dimension sociale et sexuée de la monnaie, l’indépendance financière est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Certes, il s’agit de les aider à stabiliser le quotidien, mais il s’agit également de les aider à mieux faire valoir leurs droits et à soulager leurs obligations. L’indépendance financière n’est pas forcément synonyme d’autonomie, au sens d’une maîtrise de ses choix. Toutefois, dès lors que l’on refuse de se cantonner à des critères objectifs d'évaluation de la précarité, la question de la lutte contre la précarité se complique.

Ni les critères de revenu, ni les critères de droit ne suffisent à évaluer l'autonomie. En outre, selon le contexte socioculturel, les priorités et les moyens à déployer ne sont pas les mêmes. La question de l’accès à l’autonomie soulève finalement deux questions : celle de l’évaluation des déficits d’autonomie et celle de l’incomplétude des droits formels. La dernière hypothèse proposée est la suivante : l’évaluation des inégalités et l’accès à l’autonomie peuvent être encouragés par la mise en place d’espaces de médiation. Reconnaître l’autonomie comme valeur irréductible de toute dignité humaine ne conduit en aucun cas à encourager un agrégat d’individus isolés. Mais il ne s’agit pas non plus de se prononcer pour une diversité de groupes intangibles et clos sur eux-mêmes. La notion de médiation permet d’éviter les écueils à la fois de l’universalisme et du communautarisme. Cette médiation se déploie entre le personnel et le collectif, elle permet ainsi de penser simultanément l’autonomie et l’appartenance sociale. Cette médiation se déploie également entre l’espace local et l’espace global de la communauté d’appartenance, autorisant ainsi l’accès à la société civile. Enfin, la notion de médiation peut s’interpréter comme une forme de justice de proximité, chargée de compléter les droits formels et de leur donner du sens.