1. Une démarche empirique et comparative

Il est temps de préciser le champ d’étude. L’ensemble de cette réflexion est issu d’observations empiriques, collectées principalement sur deux terrains :

  • les régions lyonnaises et du Nord de la France, auprès de femmes bénéficiaires de minima sociaux 

  • la région de Thiès au Sénégal, auprès de femmes survivant grâce à une activité de « petit commerce ».

Au cours d’une période de près de trois ans, nous avons rencontré environ cent cinquante femmes. Nous les avons suivies dans leur quotidien, tant familial que professionnel. Le choix de nos deux terrains peut déconcerter. En apparence, c'est simplement le fait d’être confrontées à la précarité, au sens d'une incertitude quotidienne, qui rapproche ces femmes. Dès lors que l'on se penche sur leurs trajectoires personnelles, sur les stratégies déployées, sur les relations monétaires et financières qu'elles nouent avec leur entourage, alors le rapprochement semble beaucoup moins insolite. Les phénomènes de précarité sont bien évidemment complexes, multiples, spécifiques, qu’il s’agisse des sociétés du Nord ou des sociétés du Sud, et au sein de chacune d’entre elles. Cette démarche peut donc paraître a priori ambitieuse (voire prétentieuse). Précisons bien qu’il ne s’agit en aucun cas de prétendre s’attaquer aux problèmes de précarité des femmes dans leur ensemble, mais simplement de s’interroger sur la manière dont les pratiques monétaires et financières y participent. Dès lors que l’on s’en tient à cet objectif, l’analyse comparative devient un moyen d’éclairer la réflexion. Précisons également que l’analyse comparative ne saurait être une comparaison terme à terme de deux réalités distinctes ; elle revient simplement à confronter ces réalités aux mêmes interprétations théoriques. Dans une telle optique, l’analyse comparative est un moyen de confirmer la robustesse des schémas théoriques proposés. Précisons enfin que cette démarche ne se justifie qu’à une condition : adopter une méthode de collecte des données foncièrement qualitative, centrée sur le vécu et les trajectoires personnelles ; en d’autres termes, l’approche comparative n’est légitime qu’à condition d’adopter une analyse à microéchelle, ce que nous avons fait en menant des enquêtes de type récits de vie. Dans une partie introductive, consacrée au mode de construction de l’objet, nous reviendrons longuement sur le mode de collecte des données et sur la pertinence de l’approche comparative. Contentons-nous pour l’instant de justifier le choix de la méthode.

Chaque sujet concentre en lui la complexité du groupe social de son époque. C’est dans cette concentration de l’universel (un universel restant relatif au groupe considéré) au sein de chacun que se déploie le caractère extraordinairement complexe, voire contradictoire de la personnalité humaine. En décortiquant le vécu de chaque femme, en recherchant les logiques de production du sens de leurs discours, c’est bien plus que leur trajectoire personnelle qui transparaît. On saisit la persistance et la reproduction des mécanismes de division sexuée des rôles, les modes de construction identitaire, et plus généralement encore, les systèmes de valeurs et de représentations sociales. Concernant les pratiques monétaires, l'analyse des trajectoires particulières révèle avec force les mécanismes sociaux et émotionnels des usages et de l'appropriation monétaire. On découvre qu'il n'y a pas une monnaie à proprement parler ; la monnaie n'a de réalité qu'à travers ce que les acteurs en font. Il n'y a que des pratiques monétaires.

C’est ici que l’approche comparative se justifie. La comparaison vise à faire ressortir les processus récursifs tout en mettant en évidence les processus de construction sociale. Une infinité de variables distinguent les deux terrains choisis. On note toutefois une différence essentielle, qui en implique beaucoup d’autres : il s’agit des systèmes de représentations. L’autonomisation de l’économique, la tentative récurrente de penser un ordre purement contractuel, la séparation d’un ordre privé et d’un ordre public, sont autant d’éléments qui constituent la base de l’économie politique. Celle-ci consacre la séparation de deux univers supposés étanches : l’économique et le non économique, le marchand et le non marchand. Cette séparation s’appuie en outre sur la division sexuelle des rôles. Cette série d’oppositions n’est ni un constat empirique, ni une simplification de la réalité ; il ne s’agit que de fictions, issues d’une reconstruction normative de la réalité sociale. Il n’empêche que cette fiction a eu des conséquences décisives sur cette réalité sociale, en institutionnalisant un certain nombre de cloisonnements, autant juridiques, bureaucratiques, que cognitifs. C’est cette dimension normative et ses implications pratiques qu’il convient de prendre en compte, or ceci n'est possible qu'à travers un détour par des sociétés connaissant un autre cadre de référence. Ainsi se justifie le choix des deux termes de la comparaison, que nous appellerons par la suite sociétés du Nord, et sociétés du Sud. Les oppositions du type sociétés « holistes » / sociétés « individualistes », ou encore sociétés « traditionnelles » / sociétés « modernes », prêtent à confusion. Nous nous sommes contentés de reprendre la classification proposée par le Programme des nations unies pour le développement. À partir du montant du Produit intérieur brut par habitant et du niveau d’infrastructures collectives, le PNUD distingue « pays en développement » et « pays industrialisés ». Or d’un point de vue géographique, les deux groupes correspondent, de manière grossière certes, à l’hémisphère Sud et à l’hémisphère Nord. Même s’il est quelque peu abusif, l’emploi de ces deux derniers termes a le mérite d’éviter, dans les cultures dites « occidentales », tout jugement de valeur.

La comparaison vise également à mettre en évidence les processus de construction sociale, et particulièrement le caractère foncièrement arbitraire de certaines normes sexuées relatives à l’usage de la monnaie. Adhérant explicitement à une démarche en termes de genre, laquelle consiste à penser la création entièrement sociale des idées et des rôles propres aux hommes et aux femmes, il nous a semblé que la comparaison était une forme de démonstration possible. Amenés à décomposer l’élaboration de ces normes sexuées, nous aurons maintes fois l’occasion de dénoncer la responsabilité des sciences sociales, et particulièrement celle du savoir économique ; nous aurons l’occasion également de rappeler les voix dissidentes, notamment celle de John Stuart Mill, dont des réflexions sur le caractère éminemment artificiel car imposé d’une prétendue « nature » féminine se révèlent d’une étonnante actualité.

Au total, l’approche comparative permet de mettre en évidence la construction sociale de la monnaie, des pratiques monétaires et de l’appropriation monétaire, la construction sociale de l’articulation entre marchand et non marchand, la construction sociale, enfin, des préférences féminines.