Première partie
La construction de l’objet d’étude

1. Introduction

L’ensemble de cette réflexion est construit à partir d’observations empiriques, collectées pendant trois ans dans le cadre de plusieurs études réalisées en collaboration avec diverses organisations. Les données empiriques constituent le matériau de base, l’essence de ce travail. Si elles revêtent autant d’importance, c’est parce que la méthode adoptée s’inscrit dans un mode de construction de l’objet qui part de l’observation des faits. Les données empiriques ne servent pas simplement à vérifier des hypothèses, comme dans une démarche hypothético-déductive : elles participent à la construction de l’objet. Le terrain n’est pas l’instance de vérification d’une problématisation préétablie mais le point de départ de celle-ci. Le mode de collecte des données obéit à une seconde spécificité : il est foncièrement qualitatif. Ce type d’approche soulève d’emblée la question de la validité, de l’objectivité et de la généralisation des données obtenues. C’est l’objet de cette première partie d’en justifier la pertinence en montrant comment l’observation à microéchelle 1 est un moyen incontournable pour aborder la question des pratiques monétaires et financières. C’est également le seul moyen de saisir les processus de décisions et les jugements de valeur et de sens qui leur sont sous-jacents et dont les pratiques tirent leur signification. Cette méthode, on l’a compris, ne se justifie qu’à condition de rompre avec la posture épistémologique du positivisme logique. Ce mode de collecte des données ne trouve sa signification que si l’on donne un autre statut à la connaissance et à la démarche scientifique que celui que lui accorde la démarche positiviste. Prétendre appréhender les problèmes économiques et sociaux contemporains exige une réconciliation entre éthique et économie. Réhabiliter l’économie comme science pleinement normative qui reconnaisse ses implications pratiques semble indispensable. Enfin, refuser la dissociation entre faits et valeurs implique de redéfinir un certain nombre de concepts qui ont particulièrement souffert de ce souci d’objectivation.

Ce sont tout d’abord les critères de justice et d’inégalité qu’il convient de reformuler. Face aux impasses de la théorie du choix social, on considère que l’élaboration des critères de justice repose nécessairement sur un processus de négociation et non pas sur l’agrégation des préférences individuelles. Face à l’incomplétude radicale des critères utilitaristes et parétiens, on considère qu’il n’existe pas de critères objectifs d’évaluation, mais une pluralité de critères en permanente redéfinition.

Il faut ensuite revenir sur la notion de comportement humain. La figure déshumanisée, asociale et asexuée de l’homo oeconomicus est définitivement abandonnée. On lui substitue un être humain, réel et sexué. Cet être, homme ou femme, du Nord ou du Sud, est avant tout soucieux d’autonomie et aspire pleinement à maîtriser son destin ; mais ce même être a désespérément besoin des autres et du regard des autres pour forger son identité, ses préférences ainsi que ses choix. Il agit conformément à un comportement qu’il considère légitime, et cette légitimité n’est autre qu’une construction sociale. Finalement, le refus de dissocier faits et valeurs porte autant sur les cadres d’interprétations que sur les actions observées. L’observateur et l’observé ont tous deux un jugement moral qui ne peut être évacué. Ce sera l’objet du premier chapitre.

C’est aussi le concept de monnaie qui exige d’être entièrement revisité. La conception instrumentale et fonctionnelle de la monnaie est définitivement rejetée, au profit d’une conception anthropologique. L’homo oeconomicus et la monnaie libératoire participent du même mythe. Si le premier n’existe pas en tant que tel, c’est en partie parce que la monnaie ne joue pas le rôle objectivant et neutralisant que lui attribue la théorie économique. La monnaie, n’étant finalement qu’une partie de la finance, reste partie prenante de l’interdépendance sociale, même si elle contribue à la faire évoluer. C’est l’objet du second chapitre.

La posture épistémologique et les concepts employés étant définis, il est alors possible de préciser le mode de collecte des données, la méthode d’investigation employée ainsi que les différents terrains. C’est l’objet du troisième chapitre. Refuser la dissociation entre faits et valeurs n’évacue pas tout souci d’objectivité, mais celle-ci se construit autrement. La démarche comparative est un premier pas. Face à l’inadéquation de notre cadre de références, déformé par le prisme de nos représentations issues pour la plupart de la théorie économique (les oppositions entre marchand et non marchand, entre égoïsme et altruisme, se superposant à celle entre masculin / féminin), le détour de la comparaison facilite le détachement et permet de mettre en évidence les processus de construction sociale. Toutefois la démarche comparative n’a de sens qu’à travers une approche compréhensive de type weberien, que nous avons choisie d’appréhender par la méthode des récits de vie. Si l’on part du principe que chaque cas particulier condense en lui une part d’universel, la méthode des récits de vie apparaît comme un moyen tout à fait pertinent de saisir la complexité du réel, d’en mesurer la dimension relative tout en cherchant à dégager des significations et des relations de causalité.

Notes
1.

Tout au long de ce travail, les italiques sont utilisés dans trois cas de figures : pour des concepts propres à certains auteurs et employés régulièrement au cours de la thèse ; pour accentuer le sens de certains termes ou de certains arguments de notre propre réflexion ; et enfin pour des termes ou expressions en langue étrangère.