1. Introduction

Si l’économie a eu dans un premier temps à s’émanciper de la morale et de la politique, il semblerait aujourd’hui qu’elle y revienne avec force. Ce souci d’éthique s’explique en premier lieu, bien sûr, par les difficultés économiques et sociales qui frappent avec persistance l’ensemble de la planète. Au Nord, l’épuisement des modes d’accumulation, l’essoufflement du modèle salarial et des États-providence vont de pair avec ce qu’il est convenu d’appeler la « nouvelle question sociale »2. Au Sud, l’introuvable mode d’accumulation, les déconvenues de gouvernance d’une démocratie inachevée voire inexistante coexistent désormais, non seulement avec la persistance de la pauvreté, mais également avec l’affaissement des modes de solidarité communautaires. La conjonction de difficultés à la fois économiques, sociales et politiques ne peut qu’interroger en profondeur le savoir économique et l’incite à renouveler son appareil conceptuel ainsi que ses outils d’analyse.

Mais ce souci d’éthique traduit également une évolution de fond de la discipline et de la manière de concevoir la connaissance. Positivisme logique et infirmationnisme de type popérien avaient fini par s’imposer en maîtres, considérés comme les uniques critères de scientificité. Ils semblent aujourd’hui battus en brèche par un renouveau de la philosophie pragmatiste et l’émergence de conceptions de la justice alternatives à l’économie du bien-être, amorcées par la parution de A Theory of Justice de John Rawls en 1971. Au-delà de la divergence des différentes approches développées depuis, une base commune les rapproche : la reconnaissance d’une pluralité de critères de justice et la critique profonde de l’utilitarisme comme critère ultime de justice sociale, l’assouplissement du critère de rationalité au profit du « raisonnable », et enfin une conception de la démocratie en termes de processus et de négociation.

Le cadre théorique général de notre réflexion s’inspire très largement des travaux d’Amartya Sen. Contrairement à la plupart des théories de la justice dites libérales, qui ont tendance à se focaliser sur l’autonomie en tant qu’idéal à préserver, Sen accorde une attention prioritaire aux conditions d’accès à cette autonomie. À quoi servirait-il de préserver et de protéger une autonomie si celle-ci n’est pas acquise ? À quoi bon se focaliser sur l’attribution de droits si les personnes n’ont pas les moyens de prendre conscience de leurs droits ? À quoi bon accorder des ressources si les personnes ne sont pas en mesure de les valoriser ? C’est cette préoccupation permanente de la mise en pratique des droits, de la liberté et de l’autonomie qui fait l’une des spécificités de Sen, et c’est cette dimension qui a guidé notre travail. Cette question de la mise en pratique de la liberté, ce que Sen appelle les capabilités, est essentielle quand on s’interroge sur les inégalités liées aux appartenances de sexe.

Se centrer sur la notion d’autonomie soulève toutefois une question majeure : comment concevoir simultanément l’autonomie et l’appartenance à un collectif ? Plus précisément encore : comment concevoir des formes d’appartenance qui permettent simultanément de se forger une capacité de jugement pratique, de se libérer de normes conjugales, familiales, communautaires qui inhibent toute prise de décision autonome, sans pour autant conduire à la rupture de tout lien d’appartenance ? Adopter la notion d’autonomie comme critère normatif et transculturel n’est viable que si l’on adopte une approche pluraliste, respectant la diversité des appartenances. Souscrire au pluralisme exige en outre un dépassement de l’opposition entre les approches globale et locale de la justice ; aussi bien du point de vue conceptuel qu’opérationnel, les deux niveaux, on va le voir, se nourrissent mutuellement.

Une première section brosse à grands traits les évolutions récentes de cette notion de pluralisme et la rupture épistémologique qu’elle sous-tend. La seconde section est centrée sur le cadre théorique élaboré par Amartya Sen, et plus précisément sur les quelques concepts clefs dont nous nous sommes inspirés. Une troisième section s’interroge sur la compatibilité entre l’autonomie et la diversité des valeurs et des appartenances.

Notes
2.

Tout au long de ce travail, les guillemets sont utilisés dans deux cas de figures : lors de citations d’auteurs ou de personnes interrogées lors des enquêtes de terrain ; pour des termes ou expressions dont le sens et l’usage restent imprécis, ce qui est souvent le cas avec des termes employés à la fois dans le langage scientifique et dans le langage courant.