L’économie du bien-être, fondée sur l’utilitarisme, représente une des ultimes tentatives d’indépendance à l’égard de toute considération morale. L’utilitarisme, on le sait, cherche à maximiser l’utilité collective, le « bonheur pour le plus grand nombre ». La justice se réduit finalement à celle d’efficacité3. Les questions de justice distributive sont reformulées en termes de maximisation. Le choix moral se porte sur les distributions qui maximalisent l’utilité collective, indépendamment de toute autre considération, notamment le droit. Tout autre critère serait irrationnel. Institutions et politiques sont justes si et seulement si elles maximisent l’agrégation des utilités individuelles à travers l’utilité collective4.
Pour que l’agrégat des utilités personnelles ait un sens, encore faut-il que les niveaux d’utilité et de bien-être de chacun puissent être comparés à l’aide d’un étalon autorisant le calcul d’une somme ou d’une moyenne. Jeremy Bentham, Henry Sidwick, John Stuart Mill, à qui l’utilitarisme doit ses lettres de noblesses, ne s’en étaient guère souciés. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que la question devient préoccupante. L’utilitarisme est-il condamné ? Non, répondent les partisans de ce qui deviendra la nouvelle économie du bien être (New Welfare Economics). Le critère parétien permet de contourner la difficulté des comparaisons interpersonnelles sans abandonner l’utilitarisme. Il ne s’agit plus d’additionner des utilités, mais d’évaluer différents états de l’économie. La situation est considérée optimale s’il est impossible de modifier la répartition sans affecter l’utilité d’au moins l’un des sujets. Le problème des comparaisons interpersonnelles est éliminé. La rationalité des sociétaires s’identifie à leur capacité à hiérarchiser en fonction de leurs intérêts privés et de leur situation personnelle, donc de dire s’ils préfèrent cette situation à celle-là ou l’inverse. L’utilitarisme classique cède la place à l’utilitarisme ordinal.
Ainsi, pour évaluer les problèmes de précarité et d’inégalité, il suffit finalement de tenir compte des préférences personnelles et de la manière dont les personnes hiérarchisent les différents états possibles du monde. Munis des cartes de préférence de chacun, on peut se prononcer ensuite sur une éventuelle amélioration. Celle-ci n’est possible qu’à une condition : qu’elle ne détériore la situation de personne d’autre. L’optimum de Pareto, retenu comme état représentatif de l’efficacité économique, exprime cette exigence. On dit qu’une situation est pareto-optimale s’il n’en existe aucune autre qui lui est préférée par tous les agents simultanément, autrement dit s’il est impossible d’améliorer la situation de tous les agents en même temps. Les critères ont le mérite d’être clairs et précis ; ils ne souffrent d’aucune ambiguïté, et surtout ils ne font intervenir aucun jugement de valeur. C’est la raison pour laquelle ils se sont imposés avec force, du fait de leur dimension résolument neutre. C’était une garantie de scientificité.
L’économiste laisse ensuite le soin au politique de choisir parmi l’un des innombrables états Pareto-optimaux possibles. Mais peut-on déduire une relation de préférence collective portant sur les états réalisables à partir des relations de préférence de chacun des agents ? La réponse, on le sait depuis la mise en évidence du célèbre théorème d’impossibilité de Kenneth Arrow, est négative. Le décideur politique se trouve pris dans une impasse : il lui est impossible de prendre une décision publique qui, d’une part soit issue de l’agrégation volontaire des préférences individuelles quant aux états sociaux possibles, et qui d’autre part, maximise chacune de ces préférences. En d’autres mots, Arrow montre que si l’on veut respecter le critère parétien, seule une solution dictatoriale est envisageable.
C’est pour sortir de cette impasse que l’économie politique a été amenée à se renouveler, et c’est dans cette optique que s’inscrit l’émergence de théories de la justice refusant l’utilitarisme. Mais l’incomplétude des critères de l’économie du bien-être soulève une difficulté plus profonde, liée à la méthode elle-même. Avant d’être abordé, ce renouvellement mérite donc d’être resitué dans une perspective plus large.
Si aujourd’hui, cette position n’est plus tenable, il faut quand même reconnaître le caractère foncièrement progressiste de la doctrine utilitariste lors de son émergence. La recherche du bien-être est mise au premier plan, et cette recherche doit être faite impartialement pour tous les membres de la société (à l’exception des femmes, nous y reviendrons) ; en outre, l’idée de conséquentialisme, qui consiste à évaluer toute action en fonction de ses conséquences et non pas en fonction d’un quelconque jugement moral, est aussi très progressiste : ’idée sous-jacente est de se débarrasser de tout préjugé et superstition, et de rompre tout lien de dépendance à l’égard de l’existence de Dieu, de l’âme ou de toute autre entité métaphysique [Kymlicka, 1999].
Selon les divers développements et raffinements de l’utilitarisme, on parle d’utilité globale ou d’utilité moyenne. Voir par exemple Ph. Van Parijs [1991].