C. La remise en cause du positivisme néoclassique

Revenons au positivisme néoclassique. Si l’utilitarisme a conservé aussi longtemps (jusque dans les années soixante) son hégémonie au sein de la partie normative de l’économie politique, c’est parce qu’il respectait avec rigueur les critères de validité d’une théorie dite scientifique. L’ouvrage écrit par Mark Blaug en 1980, The Methodology of Economics, affirme la suprématie de cette méthode5. Deux critères permettent de tracer la ligne de démarcation entre science et non science. Le premier réside dans un raisonnement hypothético-déductif. Celui-ci assigne un rôle prédictif à la science : la théorie est un modèle prédictif validé par des tests empiriques. S’impose ensuite la notion d’infirmationnisme : une théorie est scientifique si elle est falsifiable, c’est-à-dire s’il existe un énoncé d’observations logiques qui puisse réfuter la théorie. Face à ces deux critères, seule la théorie néoclassique dite standard peut être considérée comme une science6.

Aujourd’hui, il semblerait que cette vision dichotomique ne soit plus tenable. C’est du moins ce que suggèrent les développements les plus récents de la philosophie des sciences. On assiste tout d’abord à diverses critiques à l’égard du falsificationnisme. Contrairement à ce qu’avance Blaug, non seulement le falsificationnisme ne serait pas opérationnel, mais plus encore, il ne serait pas appliqué par les économistes [Frobert, 1999].

Un second type de critique provient de l’histoire des sciences. Parmi les plus provocatrices, on citera celle de Paul Feyrerabend : « Tout est bon », écrit-il à propos des méthodes scientifiques [Feyrerabend, 1979, pp. 323-333]. Comment réduire celles-ci à une seule méthode universelle quand on observe l’histoire de la méthode, la complexité des situations dans lesquelles la science opère, et enfin son imprévisibilité ? Cette prétention à l’universalité est à la fois « utopique » et « pernicieuse ». Utopique, elle l’est du fait de la dépendance de l’observation à la théorie et l’« incommensurabilité » qui en découle. Pernicieuse, elle l’est lorsqu’elle oblige toutes les formes de savoir à se conformer à ces critères d’objectivité. Or qu’est-ce qui prouve que la science est supérieure aux autres formes de connaissance? Qu’est-ce qui prouve que la « sagesse scientifique fondamentale » est supérieure à « la sagesse fondamentale des sorcières et des mages » ? [Feyrerabend, 1979, pp. 323-333]. Cette prétention à l’universalité est d’autant plus dommageable que bien souvent, elle sert davantage à manipuler la société qu’à la transformer en profondeur. C’est donc également une atteinte à la liberté que dénonce Feyrerabend. Sans aller jusque là, Thomas Khun souligne le caractère nécessairement relativiste de toute théorie. À l’instar du langage, la connaissance scientifique est propre à une communauté scientifique considérée. Le fait qu’une théorie soit meilleure qu’une autre ne peut être jugé qu’en référence aux normes de chaque communauté, et ces normes sont variables selon le contexte historique, social et culturel [Chalmers, 1987].

Un troisième type de critique émane du renouveau de la philosophie pragmatiste. Les fondements de la philosophie pragmatiste méritent que l’on s’y attarde. Il ne s’agit pas seulement de dénoncer l’incomplétude du positivisme logique, mais de proposer une conception alternative de la méthode scientifique.

Notes
5.

Traduction française, 1992.

6.

À la suite d’O. Favereau, nous emploierons l’adjectif standard pour désigner « tout ce qui, en théorie économique s’appuie, pour sa validité formelle ou son interprétation analytique, sur la théorie de l’Équilibre général » [Favereau, 1989, p. 277]. Ceci sous-tend deux hypothèses centrales : la rationalité des comportements individuels est réduite à l’optimisation, la coordination des agents individuels est réduite au marché [ibidem].