A. Une pluralité de critères d’évaluation du juste

L’application d’un seul principe supérieur, l’utilitarisme, n’est plus tenable, puisqu’il évacue finalement aussi bien les questions de répartition que celles de droit et de liberté individuelle9. La notion d’utilité collective ne peut être abandonnée, mais elle ne peut être dissociée des notions d’équité et de droits individuels. Efficience, équité et liberté : ces trois critères sont aujourd’hui incontournables pour toute réflexion relative à la justice sociale [Van Parijs, 1991 ; Veca, 1999].

Cette réflexion n’en devient que plus complexe. Elle pose tout d’abord un problème de définition [Boyer, 1991]. Qu’est-ce que la liberté ? Sur quels critères se baser pour définir qu’une personne est libre ? Qu’est-ce que l’équité ? Doit-elle être mesurée en termes d’égalité ex ante (égalité des chances) ou ex post (égalité de résultats). Doit-elle tenir compte de la consommation, des besoins, des efforts de chacun ? Quand on parle d’égalité, est-ce au sein de la famille, de la classe d’âge, du groupe, de l’entreprise, d’une nation, d’une communauté transnationale ?

Pour John Rawls et Amartya Sen, les deux auteurs qui ont probablement le plus contribué à renouveler la pensée relative à la justice sociale, la notion d’utilité n’est pas évacuée ; mais elle est subordonnée aux questions de liberté et de répartition. Au principe de maximisation de l’utilité collective qui fonde l’éthique utilitariste, Rawls substitue deux principes : la maximisation de la liberté et de l’égalité des libertés de base (« premier principe de justice ») et le principe distributif de différence (« second principe de justice »). Il ne s’agit plus de maximaliser le bien-être collectif, mais d’améliorer la position des plus désavantagés : c’est ainsi que sont justifiées les instances de redistribution. Chez Sen, l’accent est mis sur la liberté réelle, l’opportunité effective dont chacun dispose pour exercer ses choix. Une société juste est une société qui permet aux personnes de contrôler réellement leur propre vie, mais aussi de se respecter et de s’estimer réciproquement. Les deux dimensions sont indissociables du fait de l’interdépendance sociale inhérente à toute vie en groupe [Sen, 1999, pp. 91 sq.].

Au-delà des problèmes de définition, la pluralité de critères implique nécessairement des tensions entre ces trois critères, et donc des choix. Dans quelles mesures les inégalités peuvent-elles être efficientes ? Dans quelle mesure la primauté accordée à la liberté personnelle et à l’autonomie est-elle compatible avec la maximisation des richesses et la recherche de l’efficacité économique ?

Reconnaître cette inéluctable tension n’exclut absolument pas le recours à la raison pratique comme moyen de définir des critères de justice. Cela revient simplement à accepter qu’aucun critère ne puisse être adopté de manière univoque (qu’il s’agisse de l’utilité ou des droits notamment). La combinaison entre les trois critères d’efficience, d’équité et de liberté n’est jamais donnée une fois pour toutes. Ce qui importe, c’est que le dialogue entre ces trois critères ne s’arrête pas et s’enrichisse au cours du temps [Veca, 1999]. L’élaboration des critères de la justice sociale ne peut donc être que le fruit d’un processus.

Notes
9.

L’optimum de Pareto n’est pas défini dans l’absolu, mais relativement à une répartition donnée des revenus. Dans cette optique, une situation alliant, au sein d’une même région, famine extrême pour certains et opulence pour d’autres peut être définie comme un équilibre optimal. Comme le suggère Sen, « l’optimum de Pareto peut, tout comme l’esprit de César, ‘sortir tout droit de l’enfer’ » [Sen, 1993a, p. 32].