§1. Renouer avec l’éthique

L’ensemble de la réflexion de Sen peut s’interpréter dans cette optique : substituer la liberté à la vérité comme objectif de pensée et de progrès social et reformuler les espoirs de la liberté démocratique de manière non rationaliste et non universaliste. Regrettant « l’appauvrissement considérable » dont a souffert l’économie depuis qu’elle a choisi d’abandonner toute préoccupation éthique, il plaide pour un renouvellement en profondeur de la discipline [Sen, 1993a, p. 11]. Il ne rejette pas pour autant l’abstraction et les acquis de ce qu’il appelle la tradition « mécaniste » ; il lui reconnaît un intérêt intellectuel et opérationnel considérable. Il n’évacue pas non plus les analyses instrumentales et conséquentielles. Mais la théorie, dit-il, n’a de sens que si elle est mise au service de la compréhension des problèmes économiques et sociaux réels et si elle est capable d’agir sur eux11. Selon lui, deux raisons essentielles justifient l’alliance entre économie et éthique, deux raisons qui renvoient à la double acception du terme éthique.

La première réside dans ce qu’il appelle la « dimension éthique de la motivation », c’est-à-dire la question de la motivation de chacun par rapport à la « grande question morale ‘comment doit-on vivre ?’ » [ibidem]. Non pas bien sûr qu’il faille postuler un quelconque déterminisme des convictions morales, mais il est indispensable de reconnaître que chacun, lorsqu’il agit, au-delà de ses préoccupations en terme de bien-être personnel, est animé d’un certain souci éthique et de la volonté d’adopter un comportement qu’il estime « légitime ».

La seconde concerne « le jugement que l’on porte sur ce qui est accompli à l’échelle de la société » [ibid, p. 7], ce qu’il qualifie encore de « conception éthique de l’accomplissement social ». Or celle-ci, nous l’avons vu, ne saurait se satisfaire de critères d’efficacité, tels que l’utilitarisme et le critère parétien, critères qui sont non seulement arbitraires mais absolument incapables de se soucier de liberté, de répartition et d’évaluer les inégalités. Concernant ce dernier point - l’évaluation des inégalités -, Sen accorde la priorité à la liberté individuelle ; celle-ci doit être considérée comme une véritable « responsabilité sociale » [Sen, 1999, pp. 90 sq.]. Si Sen insiste autant sur ce point, c’est du fait de la portée pratique de cette liberté, notamment en termes de précarité. Plus qu’un problème de moyens, la précarité est avant tout le produit d’une insuffisance de droits qui touche les groupes sociaux les plus vulnérables.

Pour rendre compte de ce processus, il propose d’aborder la privation en termes de système de droits-buts et de carte à l’échange.

Notes
11.

La réflexion de Sen participe à une mouvance plus générale qui vise à « réconcilier » l’éthique et l’économie. Dans un article paru dans le Journal of Economic Litterature en 1993, D. Hausman et M. MacPherson proposent un état des lieux de la question à travers une revue de la littérature économique contemporaine. Depuis les années soixante-dix, ils constatent une reprise, même timide, des échanges entre philosophie morale et économie que la prédominance de la méthodologie positiviste avait eu tendance à abandonner, dans plusieurs domaines qui concerne aussi bien l’économie positive que normative, tels que la répartition, la rationalité, le choix social ou encore la théorie des jeux [Hausman et MacPherson, 1993]. Voir également le numéro spécial de la Revue du Mauss (Éthique et économie, l’impossible remariage, n°15, 1er semestre 2000). Les différentes contributions insistent sur le fait que la séparation de l’économie et de l’éthique conduit à une « stérilité » à la fois « scientifique » et « normative » et concluent « non seulement à la nécessité d’une réconciliation de l’éthique et de l’économie – évidemment trop indispensable à la sauvegarde de la démocratie – mais aussi et surtout à sa possibilité » [Caillé et Insel, 2000, p. 6].