A. Comportements et processus de décision : jugement moral et métapréférences

Sen refuse l’idée d’un homo oeconomicus dépourvu de sensibilités affectives et éthiques. Selon une certaine acception, le terme « rationnel » assimile les comportements à la poursuite de l’intérêt personnel. On suppose que les agents ne sont attentifs qu’aux conséquences de leurs actions pour eux-mêmes, qu’ils n’ont pas d’intérêts partagés avec d’autres. De leurs actions, ils ignorent autant les coûts que les bénéfices relatifs à autrui ou à la société dans son ensemble. Sen rejette cet amalgame entre rationalité et égocentrisme :

‘ « L’exclusion de toute considération autre que l’intérêt personnel semble imposer une limite totalement arbitraire à la notion de rationalité » [Sen, 1993a, p. 114]. ’

Dans de multiples situations de la vie quotidienne, les personnes sont attentives au respect des règles et procèdent à des jugements moraux. Elles font preuve d’un certain sens de l’obligation. Elles sont également capables de compassion, au sens ou le souci d’autrui influence directement leur propre bien-être. Elles sont capables enfin d’engagement, c’est-à-dire d’actes choisis alors que le degré de bien-être procuré est inférieur à une autre action que la personne pourrait tout aussi bien mener [ibid, p. 100]13. Dans le but de conceptualiser cette pluralité de mobiles tout en restant fidèle à l’individualisme méthodologique, Sen propose les notions de droits-buts et de métapréférences.

Notes
13.

A. Sen n’est bien sûr pas le seul à rejeter la notion d’égocentrisme et à proposer une conception alternative de la rationalité tout en restant fidèle à l’individualisme méthodologique. Aujourd’hui sur ce sujet, la littérature est considérable. Entre autres références incontournables, et sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir, citons les travaux de J. Elster [1986a, 1986b, 1998] sur le rejet de l’instrumentalisme ; ceux d’A. Hischman [1986, 1995] à propos de l’engagement, et notamment de l’ambivalence des comportements entre « désir privé » et « bonheur public » ; ceux du courant théorique de l’ économie des Conventions à propos de l’articulation entre comportements individuels et normes sociales [Orléan (ed), 1994]. Citons également la thèse en cours de C. Ferraton (Centre Walras), dont un premier aperçu est donné dans Ferraton [2000]. Dans une perspective moins proche de l’individualisme méthodologique, citons également les travaux du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales). Reprenant la réflexion de M. Mauss tout en l’élargissant aux sociétés contemporaines, ils visent à construire un paradigme alternatif à l’utilitarisme et fondé sur le don. Selon A. Caillé, chef de file de ce courant, le principal objet de discorde entre l’éthique et l’économie porte précisément sur la question du statut du don [Caillé, 2000].