C. La conversion des libertés formelles en libertés réelles

C’est ici que la critique que Sen adresse à Rawls prend tout son sens. Comme pour Sen, le premier souci de Rawls consiste à réfléchir aux moyens dont les personnes ont besoin pour être en mesure de choisir la vie qui pour eux est la meilleure. Pour remplir cet objectif, Rawls propose un premier principe de justice qui concerne l’égalité d’accès à des libertés de base. Ces libertés de base sont elles-mêmes constituées par ce qu’il qualifie de « biens premiers ». Ces biens désignent « tout ce que l’homme rationnel est supposé désirer » [Rawls, 1987, p. 93].

Ils incluent

‘« les droits, les libertés et les possibilités offertes à l’individu, les revenus et la richesse [...] ainsi que les bases sociales du respect de soi » [ibidem]. ’

Rawls accorde une certaine importance à la dimension sociale de la nature humaine, notamment lorsqu’il insiste sur la coopération sociale ou encore sur le respect de soi. Toutefois, dans son analyse, l’évaluation de la liberté et des inégalités se limite à une comparaison interpersonnelle en termes de ressources et la liberté est garantie par l’égalité de dotations initiales en termes de ressources et de droits.

Si Sen partage avec Rawls le même refus de l’utilitarisme, le même souci de liberté et de répartition, il lui reproche de s’en tenir aux moyens de la liberté et non pas à la liberté en tant que telle. Les biens premiers ne suffisent pas à garantir à chacun la liberté réelle de choisir sa vie. Ce qui importe, dit-il, c’est la relation établie par les personnes entre les ressources dont elles disposent, et l’usage qu’elles vont en faire, la manière dont elles vont les mettre en pratique, ce qu’il appelle encore la conversion des libertés formelles en libertés réelles. Chacun va être amené à convertir les biens premiers, à en faire un usage propre, et c’est finalement de cette conversion que dépend la liberté réelle.

Or cette conversion est susceptible de varier considérablement d’une personne à l’autre. Selon son sexe, son âge, son patrimoine génétique ou encore sa trajectoire personnelle, chacun n’a pas la même aptitude à optimiser une quantité égale de ressources, de biens premiers ou encore de liberté formelle. Il en résulte que

‘« l’égalité dans la possession de biens premiers et de ressources peut aller de pair avec de graves inégalités dans les libertés réelles dont jouissent différentes personnes » [Sen, 1993a, p. 220]. ’

S’en tenir à l’évaluation des biens premiers pour évaluer les inégalités fournit une base informationnelle insuffisante. C’est cette lacune que tente de combler le concept de capabilités 27. La capabilité renvoie, non pas à des ressources ou des droits dont chacun disposerait, mais à la capacité d’une personne à accomplir certains actes fondamentaux. Au sens large, la capabilité reflète « la liberté de mener différents types de vie » [Sen, 1993a, p. 218]. Elle désigne l’ensemble des fonctions vitales qui sont potentiellement accessibles à chacun. Le terme est également employé de manière plus restreinte, pour chaque fonction vitale : capabilité de se déplacer, de satisfaire ses besoins nutritionnels, de se procurer des vêtements et un toit, de se respecter soi-même, de participer à la vie sociale de la communauté, etc. La question n’est plus : dans quelle mesure une personne est-elle satisfaite, ni même quelle quantité de ressources peut-elle contrôler. La question est plutôt : que peut-elle véritablement être et faire ? Les exigences des personnes ne doivent pas être évaluées en fonction des ressources ou des biens premiers dont elles disposent, mais d’après

‘« la liberté qu’ont effectivement les individus de choisir entre différents modes de vie auxquels ils peuvent tenir » [Sen, 1993a, p. 220].’

Pour démontrer la validité de son argument, Sen prend l’exemple des inégalités entre sexes et montre que la différence des taux de conversion des biens premiers en capabilités peut être lourde de conséquences.

‘« Par exemple, tant pour des raisons biologiques que sous l’effet de facteurs sociaux (notamment lorsqu’ils s’accompagnent d’une tradition persistante de sexisme - explicite ou implicite), les femmes peuvent souffrir de désavantages spéciaux pour convertir leur revenu en fonctionnements particuliers. Pour citer toute une série de cas de types différents, ces désavantages peuvent concerner la capabilité d’être nourrie (en raison, par exemple, des exigences de la grossesse et de l’allaitement), de jouir de la sécurité matérielle (dans les familles monoparentales), d’avoir un travail valorisant (à cause du stéréotype des ‘emplois féminins’), d’assurer sa réputation professionnelle tôt dans sa carrière (sous l’effet des exigences asymétriques de la vie familiale). L’étendue du préjudice risque d’être sous-estimée si nous nous concentrons uniquement sur le niveau des revenus, et la nécessité de prendre en compte explicitement les manques de capabilités peut être particulièrement impérieuse dans de tels cas » [Sen, 2000, p. 163]. ’

Assurer à chacun la faculté de choisir effectivement entre plusieurs opportunités de vie possibles exige de prendre en compte l’ensemble des contraintes susceptibles de limiter l’étendue du choix [Nussbaum, 1999]. Ainsi de nombreuses femmes ont le « choix » d’aller à l’école ; elles n’y vont pas car des contraintes matérielles et / ou familiales les en empêchent. De nombreuses femmes ont le « choix » de l’indépendance économique ; elles n’y parviennent pas car elles n’ont accès à aucune source de financement.

Pour conclure, si Sen partage avec l’optique libérale les préoccupations d’autonomie et de liberté individuelles, il s’en détache en considérant que cette autonomie est à construire. Garantir des droits de manière procédurale ne suffit pas : il faut donner aux personnes les moyens de concevoir des buts et des valeurs. À quoi servirait-il de protéger une autonomie si celle-ci n’est pas acquise ? C’est une chose d’accorder la priorité absolue à la liberté et à l’autonomie personnelles, c’en est une autre de la concevoir comme acquise. Aux critères d’utilité et de bien-être, Sen propose finalement de substituer ceux de capacité d’action et de choix [Insel, 2000].

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Figure 1. La transformation des droits et des biens en degré de bien-être

Une question se pose toutefois : dans quelle mesure cet idéal d’autonomie est-il compatible avec une pluralité de contextes sociaux, politiques ou culturels ? C’est ce que nous allons voir dans une dernière section.

Notes
27.

Il introduit cette notion dans un article paru en 1980 (« Equality of What ? », in : Amartya Sen (1980), Choice, Welfare and Measurement, Oxford : Basil Blackwell, pp. 353-369). Traduction française dans Sen [1993a, pp. 189-214].