§1. L’autonomie est-elle une valeur ethnocentrique ?

La priorité accordée à l’autonomie n’est-elle pas une construction socioculturelle, issue d’un milieu tout à fait spécifique et qui ne conviendrait absolument pas à des sociétés où le collectif prime ? Peut-on justifier que cette catégorie normative soit applicable à des cultures dont les normes et l’organisation sociale n’ont pas la même trajectoire historique et culturelle ? Si un auteur comme Rawls affiche explicitement que le modèle de société juste qu’il propose ne vaut que pour les sociétés dites démocratiques, la notion de capabilités, proposée par Amartya Sen, et reprise par d’autres auteurs, notamment Martha Nussbaum28, prétend à l’universalisme. Ils proposent d’en faire une norme et un langage transculturels de justice, des droits de la personne ou du mode de fonctionnement humain qui permettent d’évaluer les conditions de vie des personnes, et notamment des femmes.

Cette prétention à l’universel est particulièrement critiquée du fait de l’oppression et de la colonisation historiques des pays auxquels ce langage vise avant tout à s’appliquer. Pourquoi modestie féminine, obéissance et dévouement seraient-elles forcément de « mauvaises » normes, comme le postule le discours proféré par les spécialistes des pays du Nord ? Comment peut-on affirmer que de telles normes ne sont pas capables d’aider les femmes à se construire des vies bonnes et épanouies ?

Une première réponse consiste à dire que cette revendication à la liberté et à l’autonomie n’est pas l’apanage des féministes du Nord et qu’elle émane de plus en plus des intéressées elles-mêmes, les femmes du Sud. Le mouvement de revendication féministe dans les pays du Sud a pris une ampleur considérable au cours des dernières décennies. À cette première réponse, on peut toutefois objecter que les femmes qui s’expriment sur la scène publique ne sont probablement pas représentatives de l’ensemble des femmes. Elles ont voyagé, elles sont souvent éduquées, elles ont été en contact avec la culture occidentale. Qui nous assure qu’elles ne sont pas elles aussi « aliénées » par ce biais ethnocentrique ? Ne sont-elles pas en train de renier leur propre culture ? À cet argument, Sen rétorque que lorsque les femmes sont libres, « rien n’indique qu’elles accordent moins de valeur à la liberté » [Sen, 1999, p. 88]. La réaction de Martha Nussbaum [1999] est plus affirmative : toutes les personnes, dit-elle, quels que soient leur sexe et leur statut, même au plus profond des campagnes, approuvent l’autonomie lorsqu’on leur donne les moyens de l’apprécier.

Affirmer l’autonomie comme valeur est justement une des idées que nous défendons ici avec force. Ce n’est pas une pure conjecture ; c’est le premier message qui ressort des témoignages des femmes rencontrées à travers nos enquêtes de terrain. Si notre réflexion insiste à ce point sur l’idéal d’autonomie et de maîtrise de soi, c’est parce que les pratiques observées le mettent en évidence constamment. Il emprunte des formes diverses et variées et parfois des voies détournées et implicites, car les femmes n’ont pas toujours l’opportunité d’une prise de parole, pour reprendre le terme d’Albert O. Hirschman [1995]. Toujours est-il qu’il émerge avec véhémence des entretiens accomplis. Regretter ou refuser la dépendance, tant matérielle que morale. Exprimer la volonté de prendre leurs propres décisions, de ne pas être manipulées, d’être en accord avec leurs convictions, d’être fières de leurs activités, de contourner et de se réapproprier les contraintes qui leur sont imposées : ce sont là autant de manifestations du désir d’autonomie que nous aurons l’occasion de citer et de décrire à de multiples reprises.

Si l’autonomie est revendiquée quel que soit le contexte, il reste que sa mise en oeuvre doit être pensée en lien avec ce contexte. La question de l’appartenance reste entière. Plaider en faveur de l’autonomie ne se justifie que si l’on se préoccupe simultanément de sa compatibilité avec les appartenances sociales, culturelles ou encore l’appartenance de sexe.

Notes
28.

Voir par exemple M. Nussbaum [1999].