A. Les impasses de l’universalisme des droits

En France, on le sait, l’application des principes libéraux s’est affirmée grâce aux valeurs de la laïcité. L’État français s’est toujours méfié de la reconstitution potentielle de communautés, au sens de tout groupe intermédiaire entre l’État et les citoyens pris individuellement, susceptibles de menacer sa propre légitimité29. La vie publique ne reconnaît donc que des individus dépouillés de leurs appartenances de sexe, religieuse ou ethnique. À la sphère privée de cultiver cette diversité ; à chacun de développer dans sa sphère privée ce qu’il estime être sa propre conception du bien. Afin de respecter l’individualité de chacun, la sphère publique se doit d’être neutre et c’est au nom de la préservation et de la protection de l’autonomie individuelle qu’est postulée la séparation entre sphère privée et sphère publique.

Encadré 1. L’opposition public / privé

  • L’opposition public / privé se déploie à plusieurs niveaux qu’il convient de préciser afin d’éviter tout malentendu.
    Selon une première acception, le terme public renvoie au « commun », au « général ». On parle d’ordre public, de danger public, d’opinion publique, de réunion publique, etc. Quelque chose est dit public car il est propre à une population prise dans son ensemble, soit qu’il lui appartienne, soit qu’il en émane, soit que tout le monde y ait accès, soit encore que son activité s’exerce au profit de la collectivité. Par opposition à cette première acception, quelque chose est dit privé s’il ne s’adresse ou ne concerne qu’un groupe restreint. On parle de club privé, de réunion privée, d’intérêt privé. Un paiement ou un statut est exigé, ce qui limite le droit d’accès. Ici, le privé concerne le particulier, voire l’intime ; on peut parler à cet égard de privé-domestique. Le privé s’oppose ici au commun, mais cette opposition, qui n’est que relative, se décline à plusieurs niveaux. Cette distinction est souvent employée de manière spatiale, or chaque espace peut être privé ou commun selon le point de vue adopté. Le domicile familial est un espace privé par opposition aux espaces communs des habitants d’une localité, que sont la rue, la place de marché, etc. Le domicile familial est lui-même découpé en espaces communs (chambre de séjour, cuisine) et en espaces privés (les chambres de chacun).
    Selon une seconde acception, le terme public renvoie à tout de qui relève de l’État. On parle de service public, de finances publiques, de pouvoirs publics, d’entreprises publiques, etc. Dans bon nombre de cas, on peut lui substituer l’adjectif national ou nationalisé. Par opposition, le privé renvoie ici à tout ce qui est indépendant de l’État : entreprises privées, associations, et plus généralement, société civile. Le concept de société civile est finalement à la conjonction de ces niveaux d’opposition. La société civile peut être définie comme « ce qui dépasse les individus et ce qui, socialement, s’oppose à l’État. Il [ce concept] s’articule donc dans un double système d’antinomies : la totalité par opposition aux parties qui la composent (classes sociales, catégories socio-professionnelles ou démographiques), les finalités économiques et sociales par opposition aux finalités politiques » [Badie et alii, 1998, p. 260]. La société civile désigne ainsi l’ensemble des citoyens qui n’appartiennent pas au monde politique. Leurs relations sont libres et volontaires, ce qui suppose que le statut conféré par la naissance (statut d’aîné, de cadet, d’homme libre, d’esclave, de casté, d’autochtone, etc.) soit mis à distance.

On notera au passage que c’est cette spécificité (l’opposition entre sphère privée et sphère publique) qui a valu aux femmes françaises d’être exclues aussi longtemps de l’accès aux droits civiques. Dans les pays anglo-saxons, écrit Pierre Rosanvallon,

‘« les femmes conquièrent des droits politiques en fonction de leur spécificité [...] C’est en tant que femmes et non en tant qu’individus qu’elles sont appelées aux urnes ». En France en revanche, « la femme est privée du droit de vote en vertu de sa particularité, parce qu’elle n’est pas un vrai individu abstrait, qu’elle reste trop marquée par les déterminations de son sexe » [Rosanvallon, 1992, pp. 395-396]. ’

Aujourd’hui, cet universalisme est sérieusement remis en question ; il s’avère incapable de rendre compte des revendications des minorités culturelles, ethniques ou encore liées à l’appartenance de sexe. Son essoufflement soulève deux questions.

La première est celle de l’identité, entendue au sens de la façon dont une personne se définit, ressent son existence propre et s’appuie sur elle pour s’affirmer vis-à-vis d’autrui. L’identité est inhérente au mode d’appartenance, tel qu’il a été défini plus haut. Renvoyer les spécificités à la sphère du privé suffit-il à cultiver les identités personnelles ? N’est-ce pas une entrave au développement de ces spécificités ? Dans cette perspective, chacun est-il garanti de vivre sa vie conformément à ses valeurs ? En ne reconnaissant que des individus égaux et identiques, les identités féminines ne sont-elles pas gommées ? L’accès à une égalité de droit n’aurait-elle pas pour effet pervers de diluer les spécificités de sexe ? L’identité féminine ne doit-elle pas aujourd’hui être reconnue en tant que telle ?

La seconde question, qui rencontre beaucoup plus d’échos en France, concerne la reproduction des mécanismes de domination. Fidèle à « l’exception » française et au modèle d’intégration universaliste, le féminisme français, au-delà de ses divisions internes, est toujours resté méfiant à l’égard du multiculturalisme et du communautarisme anglo-saxons. Depuis quelques années toutefois, un débat d’une autre forme a pris place sur la scène publique : on admet aujourd’hui que la reconnaissance d’une égalité formelle entre les sexes ne s’est pas accompagnée d’une égalité réelle. Les femmes accèdent au marché de l’emploi, mais il est plutôt non qualifié, précaire et à temps partiel. Elles peuvent avoir des enfants sans nécessairement être mariées et sans être reléguées au ban de la société, mais il leur faut quand même légitimer leur choix, assumer leur choix, aux yeux des autres et à leurs propres yeux. Elles sont de plus en plus nombreuses à divorcer, mais au risque de diminuer considérablement leur niveau de vie et avec un espoir de se remarier beaucoup plus limité que pour leur ex-époux. Elles ont le droit de vote, mais elles restent minoritaires dans les instances de représentation. Compte tenu de l’histoire de l’oppression féminine, l’universalité des droits ne risque-t-elle pas de reproduire les mécanismes de domination ? Pour reprendre la terminologie de Sen, ne faut-il pas compenser le déficit de conversion de droits formels en droits réels ? Indépendamment des questions d’identité, un universalisme affirmé des droits des femmes et des droits des hommes ne peut s’accommoder d’un droit neutre et asexué. Il ne peut qu’encourager les processus de différenciation inégalitaire là où comportements et stéréotypes maintiennent des logiques de domination. Bien au-delà de l’appartenance de sexe, on note aujourd’hui un certain consensus au sujet de la multiplicité des conceptions de l’égalité : « l’enjeu est donc de penser l’égalité comme identité sur fond de différence » [Monnier, 1999, p. 12].

Notes
29.

E. Archambault évoque à cet égard le « combat millénaire » de l’État français contre toutes les formes d’organisations, combat qui s’est traduit par des « entraves systématiques » à leur développement, depuis la loi Le Chapelier en 1791 jusqu’à la fin de la troisième république, lorsque la liberté d’association commence progressivement à être reconnue [Archambault, 1996, pp. 16 sq.]