Conclusion du chapitre

Métapréférences, capabilités, carte à l’échange, droits subjectifs, pluralisme : autant de termes qui vont servir de base à notre réflexion. Nous ne reviendrons pas davantage sur leur contenu théorique. Pour nous, il s’agit maintenant de leur donner vie à travers l’analyse du vécu quotidien des femmes : comment vivent-elles leurs droits, comment elles les interprètent, comment elles les contournent aussi, et enfin comment elles les font évoluer ? Comment, dans la pratique, se réalise l’articulation entre finalités personnelles et exigences collectives ? Nous allons voir qu’au Nord, une part de la critique communautarienne se justifie. Les femmes ne sont pas épargnées par la question de la dissolution de l’identité et la fragilisation de ce qu’il est convenu d’appeler « le lien social ». Mais nous verrons en même temps, aussi bien au Nord qu’au Sud, le poids du groupe d’appartenance et son ambivalence, oscillant entre protection et étouffement. Nous verrons également les conflits internes qu’il est susceptible de provoquer. Reprenant la grille de lecture proposée par Sen, nous constaterons que, bien loin de se dissoudre dans un principe unique, les comportements sont animés en permanence par une pluralité de mobiles, où se mêlent intérêt personnel, souci d’autrui, sens de l’obligation et intériorisation de contraintes. Complétant la réflexion de Sen par celle de Boltanski et Thévenot, nous constaterons également à quel point ce sens du juste est construit historiquement et que par conséquent, la dimension sexuée des obligations n’est que relative. L’analyse du vécu et des pratiques personnelles nous conduira, dans une dernière partie, à revenir sur cette nécessité du pluralisme, seul moyen finalement de donner corps à cet idéal d’autonomie.

S’il est une dimension du sens du juste qui est relative, c’est bien celle de l’usage de la monnaie. Quels sont les biens et les services qu’il est légitime d’échanger contre de la monnaie ? Quels sont les personnes, les groupes sociaux autorisés à manipuler et à posséder de la monnaie ? Quels sont les espaces où il est acceptable de procéder à des échanges monétaires ? À ces différentes questions, aucune réponse universelle ne s’impose : chaque société, à un moment de son histoire, en décide. Or pour chacune de ces questions, les femmes sont directement concernées, d’où la nécessité de s’interroger sur la dimension sexuée de la monnaie. C’est en cela également que nous proposons de prolonger la réflexion de Sen.

Confirmant ses propos, nous montrerons que le mode d’appartenance des personnes (ce qu’il appelle la carte à l’échange) est autant un moyen d’éclairer leurs comportements que leur situation de précarité. Celle-ci peut s’interpréter, non seulement en termes de privation de droits, mais plus encore en termes de non perception de droits. Partant de ce constat, l’accès aux droits est une condition nécessaire, mais non suffisante : encore faut-il que les personnes aient conscience de leurs droits et soient en mesure de les faire valoir, les droits étant entendus au sens large, formels et informels, notamment intrafamiliaux. La question posée alors est la suivante : quels sont les moyens susceptibles de favoriser une meilleure perception des droits ? Sen reconnaît que celle-ci repose souvent sur une base sociale trop prégnante pour être facile à modifier. Concernant une difficulté de perception particulièrement marquée chez les femmes, il suggère toutefois qu’une implication accrue des femmes dans les activités génératrices de revenus soit susceptible de modifier leur pouvoir intrafamilial, de transformer leur vision de ce qui est légitime et de ce à quoi elles ont droit. L’accès à la sphère marchande serait un moyen d’accroître la lisibilité des contributions des femmes à la vie sociale, voire tout simplement de les rendre visibles. S’appuyant sur des données macroéconomiques collectées dans divers pays du Sud, il appuie sa démonstration en mettant en évidence une corrélation entre l’espérance de vie des femmes et leur taux d’activité.

Il est certain que l’accès à des sources de revenus est un moyen pour les femmes de faire valoir leurs droits. Cependant, prendre en compte la dimension subjective, et notamment sexuée, de la monnaie, conduit à nuancer ces propos et à envisager la question quelque peu différemment : dans quelle mesure l’autonomie financière est-elle un moyen de faire évoluer la carte à l’échange ainsi que la dimension subjective des droits ? C’est ce que nous allons voir dans le chapitre suivant.