Chapitre 2
Une approche anthropologique et institutionnaliste
de la monnaie et de la finance

« Money should be defined as a semantic system, broadly similar to langage, writing, or measures »
(Karl Polanyi, Primitive, Archaic and Modern Economies)

Introduction

Que la monnaie comporte une dimension sexuée constitue l’une des hypothèses centrales de ce travail. Cette hypothèse n’est guère compatible avec la conception de la monnaie proposée par l’économie standard. Celle-ci pense la monnaie comme l’outil économique par excellence, instrument de rationalisation des conduites et de neutralisation des rapports sociaux, supposé en outre parfaitement fongible et universel. La monnaie n’existe qu’en raison de son aptitude à satisfaire les intérêts individuels. Une spécificité en fonction de l’appartenance de sexe n’aurait alors aucune raison d’être, si ce n’est refléter une spécificité sexuée de préférences.

Seule une approche anthropologique et institutionnaliste de la monnaie peut rendre compte de cette dimension sexuée et lui donner une certaine intelligibilité. L’approche anthropologique suggère l’hypothèse suivante : la monnaie n’a pas été créée pour faciliter les échanges, son origine s’enracine dans le paiement des obligations. Elle n’est donc qu’un support parmi d’autres de relations financières, celles-ci étant entendues au sens large comme l’ensemble des relations de dettes et de créances régulant les rapports sociaux. Elle permet de comptabiliser les dettes, de les payer, mais pas nécessairement de mettre fin aux liens qui en découlent. Contrairement à ce que postule une conception instrumentale de la monnaie, elle ne dissout pas les relations de droits et d’obligations : celles-ci restent premières.

La monnaie doit alors être comprise comme une institution sociale fondamentale, au sens d’un ensemble de règles et de conventions durables et établies, et cet ensemble de règles participe à la définition de l’appartenance sociale de chacun. Dans le prolongement du cadre théorique proposé jusqu’à présent, nous proposons d’explorer le sens de ces pratiques en termes de prétentions légitimes : de quels droits les personnes disposent-elles pour accéder à des flux monétaires ? De quel droits disposent-elles pour dépenser ces flux monétaires ? Dans les deux cas, entrent en jeu , d’une part l’ensemble des droits et des obligations du groupe d’appartenance et d’autre part, le rôle attribué à la monnaie par ce groupe social : quels sont les biens et les services susceptibles d’être échangés par le biais de la monnaie ? Cette délimitation n’est-elle pas variable en fonction des groupes sociaux, notamment en fonction de l’appartenance de sexe ?

Ces règles qui définissent la monnaie en tant qu’institution, émanent pour partie de l’autorité monétaire ; elles procèdent également des comportements monétaires des acteurs. Par le truchement de leurs pratiques monétaires, les acteurs agissent à l’intérieur de cet ensemble de règles qu’ils contribuent eux-mêmes à faire évoluer.

Deux approches complémentaires ont guidé notre réflexion. La première, issue d’un travail pluridisciplinaire mené sous la direction de Michel Aglietta et André Orléan, conçoit la monnaie en termes de confiance et de légitimité ; elle propose un certain nombre d’outils à la fois conceptuels et opérationnels. La seconde approche, proposée par Viviana Zelizer, s’inscrit dans une perspective de construction sociale des marchés. À l’hypothèse d’une monnaie homogène et universelle, elle substitue celle de monnaies « multiples » et « spécifiques ». En s’inspirant de ces deux approches, ce chapitre propose deux séries d’hypothèses.

La première série d’hypothèses porte sur l’ambivalence de la monnaie : celle-ci est à la fois un mode de gestion de l’incertitude et un mode d’expression de l’appartenance sociale. Cette ambivalence se traduit par une pluralité d’usages qui résultent d’un processus d’appropriation monétaire.

Cette appartenance sociale se déploie dans une dimension plurielle. Si l’on retient que la monnaie n’enlève rien à la primauté des relations de droits et d’obligations, si l’on retient également la dimension plurielle de ces relations évoquée au chapitre précédent, alors la monnaie apparaît comme un lien social fondamental, et ce lien est à la fois horizontal (relations interpersonnelles), vertical (relation à la totalité sociale) et enfin sexué.

Une première section inventorie les différents axes de recherche qui se sont penchés, même si ce n’est pas énoncé en ces termes, sur la dimension sexuée des pratiques monétaires. Nous pensons que ces analyses méritent d’être enrichies par une réflexion sur les propriétés intrinsèques de la monnaie (section 1). Puis la conception économique standard de la monnaie est brièvement rappelée ; en réduisant les propriétés monétaires à une dimension purement fonctionnelle, elle s’avère incapable de saisir la complexité et la diversité des pratiques des acteurs (section 2). Penser la monnaie en termes de dette et de finance, comme nous y invitent les approches anthropologique et institutionnaliste de la monnaie, offre une voie beaucoup plus féconde (section 3). Une grille de lecture des pratiques monétaires et financières est alors proposée, formulée en termes d’appropriation monétaire (section 4).