A. L’usage sexué des revenus, quelques exemples

L’ouvrage édité par Judith Bruce et Daisy Dwyer [1988] est consacré à ce thème. Il réunit une vingtaine de contributions, relevant soit de l’économie, soit de l’anthropologie économique, toutes basées sur des données empiriques collectées au cours des années soixante-dix et quatre-vingt dans divers pays africains, au Moyen-Orient, en Amérique Latine et en Asie. Au-delà des spécificités propres à chaque contexte, la plupart des études se rejoignent sur un point : une plus forte dévotion des femmes à la subsistance quotidienne de la famille, et notamment à l’alimentation. Une étude menée entre 1979 et 1982 dans quatorze villages du Kerala en Inde est encore plus explicite [Mencher, 1988]. L’état nutritionnel des enfants est corrélé positivement avec les revenus des femmes, tandis qu’il n’y a aucune corrélation avec ceux des hommes. Ces derniers ne s’en cachent pas, « c’est ainsi que va le monde », disent-ils [ibid, p. 114]. Que l’on soit en temps de crise ne change rien à l’affaire ; au contraire, la participation masculine se rétrécit puisqu’ils conservent leurs habitudes de dépenses personnelles48.

Plus récemment, ont été réalisés des traitements économétriques de grandes séries statistiques, généralement obtenues à partir d’enquêtes nationales relatives au mode de vie des familles. Quatre études, réalisées aux Philippines, au Brésil, au Burkina-Faso et en Côte d’Ivoire convergent vers le même résultat : mari et femme n’emploient pas leurs revenus de la même manière et l’emploi des revenus féminins profite davantage au bien-être familial. Les tests économétriques réalisés à partir de données philippines [Senauer, 1990]49 révèlent que les revenus féminins sont corrélés positivement avec une répartition intrafamiliale des ressources (notamment l’alimentation) plus favorable aux femmes et aux enfants. Les tests réalisés à partir de données brésiliennes [Thomas, 1990, 1993]50 indiquent que les revenus des épouses ou femmes chefs de ménage profitent davantage au « capital humain » familial (leur part dans les dépenses de nourriture, d’éducation, et santé est ainsi quatre fois plus élevée que celle des hommes). Les tests réalisés à partir de données ivoiriennes [Haddad et Hoddinod, 1995]51 et burkinabées [Lachaud, 1998]52 convergent vers un résultat commun : les revenus des mères profitent davantage aux dépenses de nourriture et de soins médicaux pour les enfants, tandis que les dépenses de tabac et d’alcool sont minimes. Des quatre études citées, il ressort unanimement que la probabilité de malnutrition et donc de survie des enfants, dépend étroitement du montant des revenus gagnés et contrôlés par les femmes53.

Sans aller jusqu’à évaluer l’impact en termes de suffisance nutritionnelle des enfants et de leur probabilité de survie ou de malnutrition, d’autres études indiquent que les revenus féminins ont tendance à être davantage employés pour des usages collectifs. D’après une enquête réalisée en 1992 à Santiago en République dominicaine auprès de 201 chefs de très petites entreprises - hommes et femmes -, les femmes consacrent 72% de leurs revenus aux dépenses familiales communes contre 58% pour les hommes [Grasmuck et Espinal, 2000]. Une autre enquête menée au début des années quatre-vingt à Quetéraro au Mexique, auprès de 244 familles, visait à comparer le niveau de vie de familles monoparentales tenues par une femme avec celui de familles biparentales [Chant, 1985]. Les résultats de l’étude montrent ceci : même si le montant des revenus (revenus salariaux et revenus de transfert) est plus faible dans les premières, le niveau de vie n’est pas forcément inférieur. La manière dont le budget est géré au sein de l’unité familiale est en fait décisive. Dans les familles biparentales, les pères affectent plus de 50% de leur revenu à leurs dépenses personnelles. Dans les familles monoparentales, les mères consacrent l’ensemble de leurs revenus à la famille et aux enfants ; elles disent qu’elles gèrent beaucoup mieux depuis que le père est parti ou décédé. Jusque là, la somme sur laquelle elles pouvaient compter pour les dépenses familiales était aléatoire ; elles n’avaient aucun moyen de budgétiser et de planifier.

D’autres travaux, de nature plus qualitative, vont dans le même sens. Une enquête menée dans les années quatre-vingt-dix au Bengladesh auprès de salariés d’une entreprise de vêtements destinés à l’exportation, cherchait à cerner l’usage des salaires masculins et féminins [Kabeer, 1997]. Les femmes consacrent leur salaire à trois finalités : augmenter le niveau de vie familial (par une meilleure alimentation, l’acquisition d’appareils ménagers, ou encore davantage de réceptions et d’accueil d’invités), assurer une meilleure sécurité quotidienne (par une « réserve » destinée à d’éventuels aléas), et enfin renforcer le bien-être des enfants, notamment en leur offrant une meilleure scolarité. Les hommes réservent une plus grande partie de leurs revenus pour leur propre usage, pour des dépenses personnelles telles que cigarettes, fréquentation de café, jeu d’argent, cinéma, déjeuner à l’extérieur.

Concernant les pays du Nord, l’étendue des données disponibles est beaucoup moins large. Jan Pahl, à partir d’enquêtes réalisées auprès de 102 couples mariés britanniques au début des années quatre-vingt, montre que les revenus des épouses contribuent davantage aux dépenses familiales et que les époux dépensent davantage pour eux-mêmes que les femmes (essentiellement jeu, café)54. À la fin des années soixante-dix au Royaume-Uni, les allocations familiales ne sont plus versées aux pères, mais directement aux mères. L’analyse de l’usage de l’allocation montre un glissement vers des dépenses plus fortes en produits féminins et pour les enfants [Lundberg et Pollack, 1994]. La plupart des travaux restent de nature qualitative et insistent surtout sur la dimension subjective des salaires féminins : est particulièrement dénoncé le stéréotype du salaire féminin comme « salaire d’appoint », dont les recherches s’attachent à montrer à quel point il imprègne les représentations populaires, et ceci quelle que soit l’appartenance de sexe. Ce constat a été fait notamment en France [Hans, 1988 ; Langevin, 1990], au Royaume-Uni [Pahl, 1989] et aux États-Unis [Hochschild, 1990 ; Hood, 1983 ; Mirowsky, 1985 ; Zelizer, 1994a].

Notes
48.

Les enquêtes ont été réalisées auprès d’environ 250 familles, à partir d’entretiens approfondis (parfois plusieurs) portant sur les budgets familiaux. D’après ses enquêtes, les femmes affectent entre 80 et 100% de leurs revenus aux dépenses familiales, les hommes entre 43 et 61%.

49.

L’étude s’appuie sur l’enquête nationale réalisée par le ministère de l’Agriculture en 1983-1984. Dans le but de procéder à une analyse longitudinale, les données ont été collectées en quatre étapes auprès d’environ 800 ménages.

50.

L’étude s’appuie sur l’enquête nationale réalisée par l’estudo nacional dal despesa familiar en 1974-1975 auprès de 55 000 ménages, dont 25 000 exploitables.

51.

L’étude s’appuie sur l’enquête nationale Niveau de vie, réalisée en 1986-1987. Les tests économétriques portent sur 212 ménages et 559 enfants.

52.

L’étude s’appuie sur l’enquête nationale Budgets des ménages, réalisée par l’Institut National de la Statistique et de la Démographie du Burkina Faso en 1994-1995, auprès de 8700 ménages. Les tests économétriques portent sur environ 4500 ménages.

53.

Dans l’étude réalisée au Brésil, la probabilité de survie des enfants est vingt fois plus importante lorsque les femmes contrôlent les revenus familiaux.

54.

Plus précisément, une analyse en régression montre que l’époux contribue davantage d’un point de vue absolu, dans la mesure où, en moyenne, son salaire est quatre fois plus élevé que celui de son épouse. En revanche d’un point de vue relatif, l’épouse contribue davantage : si les salaires des deux conjoints augmentent tous deux dans les mêmes proportions, 28% du salaire de l’épouse sera affectée au budget familial contre 16% pour celui de l’époux [Pahl, 1989, p. 135 sq.].