B. L’usage sexué des revenus : aller au-delà de la question des préférences

Comment expliquer cette propension féminine à un certain « altruisme » concernant l’usage de leurs revenus ? Deux sortes d’explications sont généralement avancées. La première, fidèle à la théorie des préférences révélées, suggère que l’usage sexué des revenus ne fait que refléter des préférences personnelles distinctes. Si les femmes affectent une part plus importante de leurs revenus au bien-être familial, c’est tout simplement parce qu’elles ont une préférence plus forte que les hommes à cet égard. La plupart des analyses issues de traitements économétriques concluent en ce sens. Les données collectées ne permettent de toute façon guère d’aller plus loin. Prenant le contre-pied de cette approche, une seconde explication avance que l’usage sexué des revenus ne fait que refléter les contraintes auxquelles les femmes ont à faire face ainsi que leur position de dominée 55. Il ne s’agit pas de préférences car les femmes n’ont guère le choix : soit elles sont confrontées à un impératif de survie, soit elles subissent des restrictions imposées par l’époux, la famille ou les normes sociales en vigueur. Il est toutefois un point sur lequel les deux approches se rejoignent : en termes de proposition opérationnelle, mieux vaut s’adresser explicitement aux femmes si l’on souhaite améliorer le bien-être familial (nutrition, santé)56.

S’interroger sur l’origine des préférences est bien sûr nécessaire. Le cadre théorique inspiré de Sen, nous le verrons au chapitre 4, permet de dépasser l’opposition préférences / contraintes. Cependant, lorsque l’« altruisme » se manifeste précisément sous la forme d’usage de revenus, nous proposons une analyse de la monnaie et de ses qualités intrinsèques. Nous n’en dirons pas plus pour l’instant, c’est précisément l’objet de la thèse d’en démontrer la pertinence.

Notes
55.

Voir par exemple l’ouvrage édité sous la direction de J. Bruce et D. Dwyer [1988]. Voir également Pahl [1989], Fapohunda [1987], Kabeer [1998].

56.

Dans l’étude citée plus haut à propos du Burkina Faso, l’auteur conclut que lorsque le montant des revenus perçus diminue, un même niveau de vie peut être maintenu par le biais d’une nouvelle distribution des revenus plus favorable aux femmes. En revanche, si la part des revenus féminins est nulle, la dépense totale du ménage doit être supérieure pour maintenir le même niveau de dépenses alimentaires [Lachaud, 1998]. Divers travaux ont d’ailleurs montré les échecs et les effets pervers de mesures d’aide au développement destinées aux familles sans distinction de sexe : soit elles sont détournées par le chef de famille, soit elles déstructurent la division sexuée des rôles au détriment des femmes. H. Alderman et alii [1995], J. Bruce [1989], N. Kabeer [1998] proposent une revue de la littérature sur ce sujet. Pour un exemple précis d’échec, voir par exemple E. Fopahunda [1987] à propos du Niger.