§3. Revenus et autonomie

Le second débat porte sur la corrélation entre revenus et pouvoir, ou revenu et autonomie : lorsque les femmes accèdent à leurs propres sources de revenus, accèdent-elles pour autant à davantage de pouvoir et d’autonomie ? Sen, nous l’avons vu, prétend que l’implication des femmes dans des activités génératrices de revenu, renforce leurs prétentions légitimes, leur carte à l’échange et par conséquent leur autonomie. C’est précisément sur ce point que nous proposons de nuancer l’argument de Sen. Commençons par donner quelques exemples.

Dans certains contextes, il semble que les femmes n’aient aucun contrôle sur leurs propres revenus. Ainsi dans des régions du Bengladesh, les femmes ne peuvent travailler à l’extérieur du foyer qu’à une condition : leur époux doit contrôler l’usage des revenus ainsi obtenus [Caine, 1988]. Des enquêtes menées à Taïwan font le même constat à propos des jeunes filles [Bruce, 1989]. Entre 50 et 80% de leurs revenus sont récupérés par les parents pour financer la scolarité et l’éducation des garçons. Non seulement elles ne sont guère plus autonomes, mais les inégalités entre garçons et filles ont tendance à s’accentuer. Il n’est pas rare que les femmes travaillent à l’extérieur de chez elles pour rembourser les dettes de leur mari. Joan Mencher [1988] décrit ces femmes indiennes, lassées de vendre leurs bijoux ou leurs pagnes (quand il leur en reste) et qui partent vendre quelques tomates ou beignets pour honorer les engagements de leur époux. Vanessa Maher [1988] fait le même constat au Maroc : les femmes ne sont même pas payées, elles travaillent gratuitement chez le créancier. En Zambie, un homme qui a payé la lobola (dot) se considère comme le propriétaire du revenu de sa femme, qui n’a par conséquent aucun droit sur celui-ci [Munchonga, 1988]57.

Ailleurs au contraire, les femmes en ont l’entière maîtrise. C’est souvent le cas en Afrique de l’Ouest, compte tenu de la division sexuée des responsabilités évoquée plus haut [Guyer, 1988], même si cette liberté n’est parfois que relative du fait de contraintes matérielles, les femmes n’ayant alors pas d’autre choix que celui d’affecter leurs revenus à la survie familiale [Whitehead, 1981]. Cette liberté a également été observée dans certaines structures familiales de type « conjugal-patriarcal ». Ainsi sur l’île de Java en Indonésie, les jeunes filles dépensent leurs revenus comme bon leur semble [Bruce, 1989]. Elles l’emploient en majeure partie pour leur propre usage ; elles participent à davantage de tontines58, elles s’achètent des vêtements, parfois elles participent au financement de cérémonies familiales (naissance, décès, mariages, baptêmes).

D’autres travaux montrent qu’au sein d’un même espace géographique, il est difficile de généraliser. Ainsi, au Bangladesh, parmi les femmes qui mènent des activités génératrices de revenus, deux tendances se dégagent [Kabeer, 1997]. Certaines femmes sont beaucoup plus autonomes ; elles prennent davantage de décisions et se sentent maîtresses de leurs choix. D’autres, au contraire, voient s’alourdir le poids des charges familiales, car le conjoint décide de se désengager d’une partie de ses obligations financières. C’est toutefois plus complexe qu’une simple question de pure domination. Si cet alourdissement des charges est parfois imposé par l’époux, de manière plus ou moins violente, dans certains cas, il résulte d’un compromis entre les deux conjoints ; dans d’autres cas encore, il résulte d’une décision volontaire de l’épouse, visant ainsi à s’épargner tout conflit potentiel. Plusieurs recherches menées aux États-Unis vont dans le même sens [Hood, 1983 ; Hochschild, 1990].

D’un point de vue théorique, cette question est bien sûre capitale. En bref, deux approches s’opposent [Grasmuck et Espinal, 2000 ; Singly (ed), 1996]. D’un côté, les partisans d’une approche « utilitariste » assimilent le pouvoir à une question de ressources ; la monnaie, via la possession de revenus, en est un élément décisif, même si sont également prises en compte des ressources sociales (réseau de relation) et culturelles (niveau d’éducation). D’un autre côté, les partisans d’une approche « culturaliste » estiment que rien ne résiste à la force de la mémoire et des normes, pas même la monnaie. Quand bien même les femmes auraient accès à leurs propres sources de revenus, cela ne modifierait en rien le poids de la division sexuée des rôles. Ni dans un cas, ni dans l’autre, le rôle de la monnaie n’est explicitement défini. Il se dégage toutefois de manière implicite : dans un cas, la monnaie se dévoile comme un instrument puissant d’abolition des mécanismes de domination ; dans l’autre au contraire, elle est réduite à néant.

Cette opposition, quelque peu caricaturale, est aujourd’hui de plus en plus dépassée. Ainsi Sherri Grasmuck et Rosario Espinal [2000], lorsqu’ils étudient le comportement des femmes entrepreneurs de la République dominicaine, montrent que leur liberté de décision au sein de la famille est influencée par leur degré d’indépendance financière, mais que l’« idéologie de genre » - c’est-à-dire la manière dont les normes sociales définissent les rôles et les responsabilités des deux sexes - structure la direction de cette influence et la limite. Naila Kabeer [1997], lorsqu’elle observe le comportement des femmes entrepreneurs du Bengladesh, montre que l’indépendance financière doit se comprendre, non pas comme une ressource transformée automatiquement en prise de décision, mais simplement comme un élément susceptible de modifier les paramètres de choix. L’indépendance financière leur donne plus de marge de manoeuvre au sein d’une structure donnée qui elle, n’évolue que très lentement.

Ici encore, il nous semble qu’une analyse des propriétés intrinsèques de la monnaie est susceptible de faire progresser considérablement la réflexion. Comme tout comportement, les comportements monétaires s’inscrivent dans un ensemble de droits et d’obligations, ce que Sen qualifie de prétentions légitimes. À cet ensemble de droits et d’obligations, propre à chaque société, ne faut-il pas rajouter la manière dont chaque société définit le rôle, l’accès et l’usage de la monnaie, et la manière dont ces définitions affectent les deux sexes ? Que peut-on acheter avec la monnaie ? L’origine du revenu n’exerce-t-elle pas une influence sur son utilisation ? Revenus masculins et féminins sont-ils destinés aux mêmes usages ? Les supports monétaires n’exercent-ils pas une influence ? Comment interpréter la dimension subjective des revenus féminins, observée ici et là ?. Il ne s’agit pas d’opter pour un quelconque déterminisme en affirmant que les comportements monétaires sont déterminés a priori, mais de suggérer que ces comportements s’inscrivent dans un faisceau de règles et de normes que l’on ne peut négliger si l’on prétend décrire les processus de décision qui en sont à l’origine.

Notre hypothèse, qui va être précisée dans la suite de ce chapitre, est que cette analyse de la monnaie autorise une vision beaucoup plus globale de l’autonomie, car elle nous renseigne sur les contraintes aussi bien matérielles que sociales que vivent les femmes et les stratégies qu’elles déploient pour y faire face, s’en accommoder, parfois les contourner.

À partir du moment où l’on se penche sur la monnaie, que l’on décide de la « prendre au sérieux », comme le suggèrent Michel Aglietta et André Orléan [1982, p. 15], la problématique devient plus complexe. Explorer l’usage des flux, on va le voir, se révèle indissociable d’une analyse sur l’origine des flux et donc sur la question de l’accès, sur le choix des instruments monétaires employés. Elle est également indissociable d’une analyse temporelle, et non statique, mettant en jeu la relation créancier / débiteur qui est à l’origine du flux monétaire.

Si la problématique est donc plus exigeante, elle s’avère en même temps d’une très grande richesse, car sont ainsi dévoilées des qualités inattendues de la monnaie. Au-delà des simples pratiques, au-delà des relations intra-familiales, c’est une approche globale des trajectoires personnelles des femmes qui transparait.

La question posée est donc la suivante : comment comprendre la monnaie ? Les sections suivantes sont consacrées à y répondre. Face aux impasses dans lesquelles nous conduit une approche instrumentale de la monnaie, les approches anthropologique et institutionnaliste offrent une issue possible.

Notes
57.

À partir d’enquêtes réalisées en 1982 et 1983 auprès de 100 couples mariés de Lusuka (Zambie), l’auteur montre qu’un tiers des femmes est dans cette situation.

58.

’éééNous y revenons au chap. 7.