A. Objet marchand ou pure création de l’État 

Au sein de la discipline économique, et si l’on exclut l’approche keynésienne, la monnaie est présentée généralement « soit comme un objet disposant de qualités marchandes, soit comme un objet de pur droit » [Blanc, 1998a, p. 176]. La première approche privilégie le point de vue des agents. La monnaie est alors pensée comme un instrument au service des agents économiques. Comprendre la monnaie conduit à se poser la question suivante : comment expliquer que les acteurs économiques rationnels choisissent d’utiliser la monnaie ?

La seconde approche privilégie le point de vue collectif : la monnaie est une norme imposée qui subordonne les stratégies individuelles. Celles-ci n’interfèrent pas dans son émergence. La monnaie n’est que le fruit des restrictions qu’imposent les pouvoirs publics aux intermédiaires financiers privés. Dans les thèses ultralibérales de la New Monetary Economics, cette logique est poussée à l’extrême. Cette monnaie étatique freine la libre expression des rapports contractuels. Les auteurs en viennent alors à prôner la suppression pure et simple de la monnaie et son remplacement par un système de libre concurrence entre moyens de paiements privés : le free banking. Le point de vue normatif rejoint en fait la première approche : l’idéal serait de parvenir à un système de monnaies concurrentielles servant au mieux les intérêts individuels [Blanc, 1998a, pp. 190 sq.].

Dans les deux cas, prévaut finalement une conception instrumentale de la monnaie. Celle-ci provient de la « fable du troc » : la monnaie aurait émergé comme intermédiaire des échanges pour pallier les limites inhérentes au troc59 La monnaie est simplement un outil, choisi pour ses caractéristiques de commodité et de simplicité et utilisé par les agents pour mener à bien leur fonction d’utilité. De cette « fable du troc » est née la vision dichotomique entre le monétaire et le réel, évacuant ainsi de l’économie les dimensions politiques et monétaires.

La conclusion est rapide : analyser la monnaie n’est d’aucune utilité à l’économiste, puisqu’elle est simplement un « voile » , neutre et impartial, posé sur les faits réels. Esquissée par Jean-Baptiste Say avec la loi des débouchés (les produits s’échangent contre les produits, nul besoin de monnaie), précisée par Vilfredo Pareto et William Jevons et leurs multiples successeurs, adeptes de la théorie quantitative de la monnaie, elle connaît aujourd’hui un regain de succès avec le monétarisme.

Même lorsque l’hypothèse de neutralité est rejetée - la plupart des économistes admettent aujourd’hui que la monnaie n’est pas dépourvue de tout effet sur la réalité économique [Orléan, 1998, p. 367] - elle reste un idéal à atteindre, au nom de l’efficacité supposée des marchés autorégulés. Pour des auteurs comme Friedrich von Hayeck, Ludwig von Mises ou encore Milton Friedman, la monnaie n’est qu’un élément perturbateur des marchés parfaits. Finalement, la seule question posée se réduit à deux choix successifs : choix entre troc et monnaie, puis si l’option monnaie est retenue, choix d’un instrument monétaire permettant de minimiser les coûts de transaction. Les approches économiques standard de la monnaie envisagent celle-ci

‘« comme une sorte de fiction liée à l’objectif d’une monnaie universelle qui réaliserait la rationalité ultime de la monnaie, à savoir minimiser les coûts de transaction sur les marchés » [Blanc, 1998a, p. 197]. ’

Une première critique pourrait porter sur le caractère inacceptable de la société ainsi envisagée et des valeurs ainsi véhiculées. En effet, cette conception de la monnaie n’est que le reflet d’une position normative sans aucune équivoque : en appelant de tous leurs voeux une monnaie impartiale et neutre, les auteurs prêchent une organisation sociale purement contractuelle et individualiste où les institutions ne se justifient qu’en vertu de leur qualité fonctionnelle, et où est promu un

‘« mode de relation aux autres qu’on peut dire ‘formel’ dans la mesure où aucune forme collective de solidarité ou de devoir n’y est présente sauf l’acceptation de la règle du jeu qu’impose le paiement en monnaie » [Orléan, 1998, p. 385]. ’

Mais nul besoin d’en venir pour là pour rejeter cette approche : d’un point de vue théorique, elle n’est pas du tout convaincante et elle conduit tout simplement à une impasse.

Notes
59.

Un des premiers auteurs a avoir critiqué cette approche est K. Polanyi. Voir à ce sujet K. Polanyi [1983] ainsi que l’un des ouvrages qui est lui est consacré, édité par J.-M Servet, J. Maucourant et A. Tiran [(ed) 1998]. J.-M. Servet a longuement décrit les conditions de l’ « invention » de cette fable du troc, montrant comment l’économie politique « en a eu besoin dans sa constitution comme discipline », et comment « un argument de savoir savant est devenu une sorte de lieu commun » [Servet, 1994b, p. 104].