B. Une impasse théorique

Peut-on concevoir une monnaie purement contractuelle ? À cette question, André Orléan [1998] répond de manière définitivement négative et pour cela, il démontre l’incomplétude d’un modèle considéré comme l’aboutissement ultime de cette pensée instrumentale de la monnaie : le modèle à générations imbriquées60.

S’ils sont employés aujourd’hui dans de multiples domaines, les modèles à générations imbriquées ont d’abord été proposés par Maurice Allais et Paul Samuelson pour expliquer le rôle de la monnaie dans une perspective d’équilibre général61. La monnaie est assimilée à un actif financier, c’est-à-dire que son usage dépend d’un arbitrage en termes de rendement / risque. Le modèle cherche à répondre à la question suivante : pourquoi les acteurs sont-ils prêts à se dessaisir d’une partie de leurs marchandises en contrepartie de la monnaie ?

Autrement dit, le modèle cherche à rendre compte de la capacité de la monnaie à satisfaire les besoins individuels et à comprendre l’acceptation volontaire de cette même monnaie par les échangistes. À l’issue d’une analyse en termes de jeu, le modèle démontre que l’acceptation de la monnaie est le résultat d’une construction d’engagements ponctuels : ce qui motive cette acceptation, c’est la croyance que la génération future acceptera à son tour la monnaie et ainsi de suite pour toutes les générations à venir. L’autoréalisation des croyances et des promesses autorise l’équilibre. L’avenir anticipé commande le présent ; il devient réalité par le jeu de l’autoréalisation des croyances. L’acceptation collective de la monnaie provient donc non pas d’une obligation juridique, mais d’une chaîne de croyances qui protège les personnes d’un non remboursement. Une condition essentielle est néanmoins nécessaire : l’horizon doit être infini, afin d’éviter qu’une dernière génération ne refuse la monnaie et bloque ainsi l’ensemble du système. On en arrive à une conception « autoréférentielle » de la monnaie, dans la mesure où nulle valeur autre qu’économique n’en vient fonder la légitimité,

‘« aucun point de repère extérieur à l’économie, aucun projet politique, aucune valeur sociale n’y sont appelés pour en légitimer l’existence. Seul l’intérêt direct des échanges y est pris en compte [...] Aucune forme de garantie symbolique n’est exigée » [Orléan, 1998, p. 380]. ’

Ce modèle se heurte toutefois à une sérieuse difficulté : une autre situation d’équilibre est possible, celle du refus unanimement partagé. Celui qui croit que les autres vont refuser la monnaie a tout intérêt à refuser la monnaie. Il y a finalement deux équilibres : un équilibre monétaire et un équilibre non monétaire, et le modèle ne peut pas se prononcer en faveur de l’un des deux : « deux mondes sont possibles et la théorie ne dit pas pourquoi l’un plutôt que l’autre finira par prévaloir » [ibid, p. 378].

La conclusion d’André Orléan est sans appel : en réduisant la monnaie à un objet « vide de tout rapport social », il est « impossible de donner une réponse satisfaisante à la question de l’origine » [ibid, p. 378]. Le modèle a toutefois ceci d’intéressant que finalement, il offre une démonstration, certes détournée, et qui échappe sans doute à ses auteurs, de la « présence de la société comme entité médiatrice » dans l’élaboration de la monnaie [ibidem]. Cet échec n’est cependant pas forfuit, il exprime « l’inadéquation fondamentale du fait monétaire à la logique contractuelle caractéristique de la pensée économique » [ibid, p. 361]. Pour que l’acceptation collective soit bel et bien une situation d’équilibre, on ne peut s’en remettre qu’à une instance médiatrice faisant appel à la totalité sociale. Reconnaître le rôle des acteurs dans l’acceptation et l’usage de la monnaie est parfaitement légitime, Orléan insiste longuement sur ce point ; il reste que c’est une condition nécessaire mais pas suffisante. Au total, n’en déplaise aux partisans de la neutralité monétaire, d’une monnaie comme pur outil au service des agents, issue du désir spontané des échangistes et de la libre expression des rapports contractuels,

‘« le lien monétaire s’appuie nécessairement sur des formes holistes d’expression de la société marchande qui s’avèrent incompatibles avec la logique contractuelle et viennent en perturber le fonctionnement idéal » [ibid, p. 360]. ’

D’un point de vue théorique, l’hypothèse de la monnaie comme produit du calcul rationnel des agents nous enferme donc dans une impasse. C’est ensuite d’un point de vue empirique que cette hypothèse ne tient pas.

Notes
60.

Tout en lui reconnaissant un certain nombre de qualités. « La réponse du modèle à générations imbriquées, écrit-il par exemple, est astucieuse mais elle demeure insatisfaisante » [Orléan, 1998, p. 386].

61.

Ces modèles sont qualifiés ainsi car ils considèrent des générations successives d’individus qui vivent pendant plusieurs périodes (au moins deux). Chaque génération cherche à faire des échanges avec celle qui l’a précédée ; elle est « imbriquée » avec elle, dans le sens où toutes deux coexistent pendant au moins une période. Les échanges ont pour objectif d’améliorer l’affectation intertemporelle des ressources dont chacun dispose.