B. Des pratiques plurielles et différenciées

En dépit d’une tentative progressive d’homogénéisation et d’universalisation de la monnaie, on assiste, quels que soient les sociétés et les milieux sociaux, à des pratiques de contournement, voire de détournement, prenant des formes diverses et variées. Au cours des années quatre-vingt, plusieurs travaux d’anthropologie économique ouvrent la voie dans ce domaine en soulignant les capacités d’adaptation des populations du Sud face à l’introduction de monnaies occidentales63. Ils montrent que la monétarisation occidentale n’entraîne pas du tout la disparition des outils monétaires locaux. Certes, la monnaie coloniale est plus « moderne » que les monnaies locales puisqu’elle est contrôlée par l’État central et utilisée pour une variété d’usages, notamment le paiement des taxes. Mais elle n’est pas pour autant fongible et disponible pour tout. Une analyse fine des pratiques locales témoigne que les monnaies dites « primitives » ont un caractère bien plus moderne que ce que l’on peut supposer. Inversement, la monnaie moderne coloniale révèle des usages non exclusivement modernes. En Guinée–Bissau et au Sénégal, la monnaie coloniale est utilisée lors des échanges rituels comme parure, au même titre que les monnaies locales (cauris, clochettes, perles, épingles) [Servet, 1995b]. On fait le même constat en Nouvelle-Calédonie, lors des échanges cérémoniels, la monnaie coloniale est comptabilisée à côté des ignames, des étoffes ou des nattes [Bensa et Freyss, 1994]. On observe également que la monnaie coloniale ne permet pas de tout acheter. Chez les Diola du Sénégal, jusque dans les années quarante, le riz, élément central de leur culture, ne pouvait pas être échangé contre des pièces et des billets. Du fait du statut particulier de cette céréale, le seul moyen de se procurer de la monnaie ‘« consistait à échanger du riz contre un autre produit qui, à la différence du riz, était considéré comme ‘vendable’ » [Servet, 1995b, p. 301]’. Dans les années quatre-vingt au Ghana, Ann Whitehead [1981] faisait la même observation à propos du millet : il était impensable d’en échanger contre de la monnaie, quel qu’en soit le prix proposé.

Ce type de pratiques, même s’il participe à une première remise en question de l’universalité du fait monétaire, peut toutefois s’interpréter comme une survivance de l’exotisme des sociétés étudiées. Les écarts observés ne seraient-ils pas simplement le fruit de décalages culturels et historiques ? En revanche, lorsque l’hétérogénéité des pratiques s’observe non plus dans des contrées lointaines, mais au Nord, lieu par excellence de la mise en oeuvre de la rationalité économique, alors la remise en question d’une conception instrumentale de la monnaie ne fait plus de doute [Bloch, 1994].

À cet égard, l’ouvrage fondateur est sans doute celui de Viviana Zelizer [1994a]. L’auteur montre à quel point les pratiques quotidiennes résistent à la volonté d’homogénéisation de la monnaie nationale aux États-Unis au début du XXe siècle. Alors que l’État supprime les différents instruments de paiement (coupons, bons, jetons) émis par les banques, les entreprises, les églises et autres organisations, de multiples enquêtes réalisées à l’époque sur les comportements monétaires et les budgets familiaux montrent que les personnes déploient une quantité de stratégies de distinction monétaire :

‘« C’est précisément l’ironie de la situation : alors que l’État et la loi faisaient en sorte d’obtenir une monnaie nationale unique, les personnes s’employaient à créer toutes sortes de distinctions monétaires [...] on dépensait moins d’énergie pour adopter différents objets comme monnaies que pour créer des distinctions entre les usages et les significations des monnaies existantes ; on les marquait socialement » [Zelizer, 1994a, p. 18]64. ’

Dans la même perspective et sur une période contemporaine, Michèle Salmona [1990, 1992, 1994] a travaillé sur les manières de « vivre et de penser l’argent » de populations en difficulté en France. Il n’y a pas un argent, dit-elle, mais des argents65. En s’appuyant sur des enquêtes approfondies sous la forme de récits de vie66 auprès d’agriculteurs et d’ouvriers, elle met en évidence le caractère socio-affectif des pratiques monétaires et financières. Celui-ci se traduit essentiellement par des cloisonnements monétaires, à la fois au niveau des flux (affectation de certaines dépenses à certains revenus) et au niveau des outils de paiement (usage de certains instruments de paiement pour certaines dépenses).

Citons enfin le travail de Jérôme Blanc [1998a] sur les « monnaies parallèles ». À partir d’un minutieux travail d’investigation empirique, il montre à l’échelle du monde entier et sur une période contemporaine (1988-1996) la prégnance d’instruments monétaires parallèles aux monnaies étatiques. Par monnaies parallèles, il entend aussi bien des moyens parallèles de paiement (de la fausse monnaie aux bons d’achats limités), des unités parallèles de compte (comme l’ancien franc en France par exemple) ou encore des instruments parallèles employés à la fois dans des pratiques de compte et de paiement (monnaies étrangères, monnaies locales comme celle des Systèmes d’Échange Local)67. Il en déduit que toute monnaie est un

‘« ensemble d’instruments cloisonnés à des degrés divers. Ces cloisonnements portent sur le temps et les espaces géographique, social et économique dans lequel on emploie ces instruments. Le cloisonnement réduit le nombre d’acteurs qui l’emploient, le nombre de prestations et de biens que la monnaie permet d’acquérir et la durée de son emploi » [Blanc, 1998a, p. 484]. ’

Du fait de ces cloisonnements,

‘« la fongibilité des avoirs dont disposent les acteurs [...] est imparfaite, même si la fongibilité des monnaies nationales est parfaite » [ ibid, p. 495]. ’

« Special monies », « les argents », « monnaies parallèles » : ce sont là autant de termes évoqués pour rendre compte de cette pluralité de pratiques, qui démontrent

‘« la faiblesse d’un certain type de théorie qui, ayant examiné le potentiel technique d’un outil, dans ce cas l’argent, croit pouvoir en déduire les emplois » [Bloch, 1994, p. 10]. ’

Restreindre les usages de la monnaie, modifier son apparence physique, attacher une certaine importance à des montants particuliers, réserver certaines sources ou certains outils à certains usages, créer une monnaie spécifique : autant de pratiques observées qui remettent en question l’universalité, la fongibilité et la liquidité monétaire. Les usages différenciés peuvent prendre une forme réelle ou simplement psychologique, ils concernent aussi bien l’utilisation que la provenance. Certaines pratiques de différenciation sont liées à l’appartenance de sexe, mais pas seulement.

Comment interpréter de telles pratiques et comment penser la monnaie ? Dès lors que l’on met l’accent sur cette diversité d’usages, la monnaie « comme concept unifié est remise en question » [Blanc,1998b, p. 16]. En premier lieu, c’est le terme même qu’il faut revoir et préciser. Si l’on rejette les hypothèses d’universalité et de fongibilité de la monnaie, le terme monnaie ne suffit plus à rendre compte de la pluralité des usages qui sont faits de la monnaie.

Il convient tout d’abord de distinguer la monnaie en tant que système : le système monétaire fait référence à l’autorité émettrice de cette monnaie [Blanc, 1998a].

Il convient ensuite de distinguer les fonctions monétaires. À la suite d’un certain nombre de travaux, on en retiendra deux : la fonction de compte des dettes et la fonction de paiement des dettes, la fonction de réserve découlant des deux premières [Courbis et alii, 1991 ; Blanc, 1998a]. Payer une dette n’est pas nécessairement matérialisé par la monnaie. On peut considérer qu’il y a paiement monétaire dès lors qu’il y a comptabilisation [Blanc, 1998a, p. 261]. Le fait de compter montre que l’on sort de la relation de don contre don [Godbout et Caillé, 1992].

Dans la pratique, ces fonctions monétaires sont médiatisées par des instruments monétaires. Si l’on retient la double fonction de la monnaie, on distingue alors deux types d’instruments : les unités de compte et les instruments de paiement. Chaque paiement monétaire matérialise un flux monétaire d’un débiteur vers un créancier. Ces flux sont à la fois des revenus (revenus du travail, revenus du capital, revenus sociaux ou plutôt prestations sociales, revenus intra-familiaux, comme l’allocation d’un père de famille à son épouse) et des dépenses (consommation, impôt).

Ces instruments et ces flux monétaires donnent lieu à des pratiques monétaires, entendues comme les ‘« actes quotidiens qui impliquent la dimension monétaire » [Blanc, 1998a, p. 258]’. Chaque société, à une certaine étape de son histoire, définit une pluralité d’instruments officiels. Concrêtement, cette pluralité est démultipliée tant pour les instruments que pour les flux. Les acteurs sont amenés à les différencier, c’est-à-dire à faire apparaître des différences entre des éléments a priori semblables. Nous avons cité quelques exemples de différenciation d’instruments. Concernant les flux monétaires, ils sont en apparence homogènes mais cela masque des pratiques différenciées : chaque flux monétaire suppose une gestion de ce flux, or cette gestion donne également lieu à des conduites plurielles. La gestion suppose d’abord une comptabilisation (ou non) : certains « font leurs comptes », d’autres non. La gestion suppose ensuite un choix d’affectation de ce flux : le thésauriser, le redistribuer, le dépenser. Qu’il s’agisse du choix des instruments ou du choix de l’affectation des flux, il n’y a ni homogénéité ni fongibilité mais cloisonnements.

Au-delà d’une question de vocabulaire, c’est l’ensemble des hypothèses relatives à la monnaie qui doit être repensé. Les approches hétérodoxes de la monnaie vont nous permettre d’avancer dans cette voie. Deux points vont être abordés successivement. Tout d’abord, un détour par l’origine de la monnaie montre que celle-ci doit être comprise dans les catégories de la dette et de la finance et doit être pensée comme une institution sociale. À l’instar de toute institution, elle représente un ensemble de règles que les acteurs contribuent eux-mêmes, à travers leurs pratiques, à faire évoluer. Pour rendre compte de cette dialectique, nous proposerons alors la notion d’appropriation monétaire.

Notes
63.

Citons, entre autres, les travaux de M. Bloch et J. Parry [1989], J. Guyer [1995], J.-M. Servet [1995b, 1998c, 1998d].

64.

« That is precisely the irony : while the state and the law worked to obtain a single national currency, people actively created all sorts of monetary distinctions [...] less energy was spent on adopting differents objects as currencies than on creating distinctions among the uses and meanings of existing currencies, thas is, on earmarking » [Zelizer, 1994a, p. 18].

65.

Le terme « argent » est généralement employé pour désigner le terrain sémantique du sens commun. Nous nous limitons au terme « monnaie », en le limitant à une acception technique (au non pas au sens commun, où monnaie signifie « la petite monnaie »). Nous n’approfondirons pas davantage la distinction sémantique entre les deux termes et nous nous contentons de renvoyer le lecteur aux travaux de J. Blanc [1998a, pp. 70 sq] et D. Vallat [1999, pp. 84 sq.]

66.

Nous revenons dans le chapitre suivant sur la méthode des récits de vie.

67.

Les Systèmes d’Échange Local (SEL), nés en France au début des années quatre-vingt-dix à la suite des LETS anglo-saxons (Local Exchange Trading Systems), regroupent un ensemble de personnes, le plus souvent sous forme associative, qui échangent biens et services à partir d’une unité de compte fictive créée par le groupe. Voir à ce sujet l’ouvrage réalisé sous la direction de J.-M Servet [1999], et auquel nous avons participé. Voir également Ch. Baron [1999].