A. Les filiations théoriques : institutionnalisme et pluridisciplinarité

L’apport des institutionnalistes américains peut être relu dans cette perspective. Refusant « l’autonomisation radicale de l’économie comme savoir qui entraînait l’expulsion de la monnaie en dehors de l’édifice théorique », John Commons, Karl Polanyi, et Thorstein Veblen ont pour point commun de penser l’économique « comme étant d’emblée monétaire » [Maucourant, 1994, p. 6]68. Pour les trois auteurs, la médiation sociale élémentaire renvoie à la catégorie de la dette, et c’est à partir de cette médiation sociale que l’institution monétaire peut être comprise.

Plus d’un demi-siècle après, force est de constater que la théorie économique standard est toujours incapable de rendre compte des problèmes monétaires. Partant de ce constat, Michel Aglietta et André Orléan proposent d’accorder à la monnaie le statut qu’elle mérite [Aglietta et Orléan, 1982, p. 15]. C’est l’objet de leur premier ouvrage commun consacré à La violence de la monnaie. Combler cette lacune suppose en premier lieu de rejeter la théorie quantitativiste de la monnaie et les postulats qui lui sont sous-jacents, à savoir la théorie de la valeur et la socialité des agents comme donnée. On retrouve cette volonté de considérer la monnaie comme une institution :

‘« il faut partir du point de vue selon lequel la monnaie est le premier lien social dans une société marchande pour découvrir la qualité de ce qui est monétaire » [Aglietta et Orléan, 1982, p. 15].’

Sous la double influence de Karl Marx et de René Girard69, ils parviennent à l’hypothèse suivante : la monnaie est une institution par laquelle les personnes peuvent canaliser leur violence. En autorisant l’expression des désirs acquisitifs et contradictoires, la monnaie apparaît comme le moyen d’immerger l’économie dans la société.

Ceci n’était qu’un premier pas, écrivent les auteurs en introduction d’un second ouvrage réalisé sous leur direction, issu d’un programme de recherche pluridisciplinaire organisé conjointement par l’Association d’économie financière de la Caisse des dépôts et consignations et le Centre de recherche en épistémologie appliquée de l’École polytechnique [Aglietta et Orléan, 1995, p. 12]. Face à la dimension « totale » 70 du fait monétaire, la collaboration entre anthropologues, économistes et historiens s’est affirmée « comme une nécessité théorique » [Orléan, 1998, p. 359]. Économistes, historiens, anthropologues, psychologues et sociologues se sont ainsi réunis régulièrement. Quelques années et deux ouvrages plus tard [Aglietta et Orléan (eds), 1995, 1998], l’approche comparatiste et pluridisciplinaire offre une « alternative sérieuse au modèle orthodoxe explicatif de la monnaie » [Blanc, 1998a, p. 301]. Ce séminaire trouve son point de départ dans une hypothèse commune : le fait que, dans le rapport à la monnaie, ‘« s’exprime fondamentalement une relation à la communauté comme totalité » [Aglietta et Orléan, 1995, p. 12]’. Il s’accorde également sur un pari commun : faire ressortir les caractères universels de la monnaie, qu’il s’agisse de monnaies des sociétés « archaïques » ou des monnaies « modernes ». L’héritage institutionnaliste est explicite : la monnaie doit être comprise en lien avec la dette, postulat de l’ensemble du cadre théorique. Le recours à l’histoire, à l’anthropologie et la psychologie, valide les hypothèses formulées par les auteurs institutionnalistes et en renforce la portée. Ainsi cette recherche pluridisciplinaire conduit à penser la monnaie en termes de légitimité, de confiance et de rapport à la souveraineté.

Notes
68.

La thèse de J. Maucourant [1994] s’appuie sur les approches de Commons, Mitchell, Veblen, Polanyi. Ce dernier, de par son approche monétaire, peut être considéré comme un institutionnaliste. Notons également que ces auteurs, classés habituellement dans la catégorie du holisme méthologique, peuvent être relus, comme le suggère Maucourant, dans une optique d’indvidualisme institutionnel : leur réflexion n’est donc pas incompatible avec le cadre théorique adopté dans cette thèse.

69.

Notamment sa théorie du mimésis qui peut être résumée très brièvement ainsi : le mimésis de l’être humain le conduit à définir son désir d’être par rapport à celui des autres sujets, et ce mimétisme induit un désir d’accaparement et donc une violence.

70.

Le terme « fait social total » est employé au sens que lui avait donné M. Mauss [1993 (1950)], c’est-à-dire un fait qui recouvre toutes les dimensions de la vie humaine : dimension économique, sociale, politique, religieuse, juridique, etc.