B. L’origine de la monnaie : le paiement des obligations

L’histoire de la monnaie est à cet égard révélatrice. Elle déconstruit la « fable du troc » en montrant que l’émergence du phénomène monétaire est bien antérieure à sa fonction instrumentale. Elle nous enseigne que les pratiques monétaires sont nées progressivement avec l’apparition de la vie sociale, et non pour mettre fin à des pratiques de troc apparues trop coûteuses et incommodes. Ainsi, écrit Jean-Marie Thiveaud :

‘« l’histoire démontre assez simplement comment, partant de la dimension financière inaugurale, les sociétés, au gré de leur développement, recourent un jour à l’instrument monétaire sans que les règles du jeu financier n’en soient fondamentalement bouleversées » [Thiveaud, 1998, p. 91]. ’

Qu’il s’agisse des civilisations asiatiques, sumérobabylonienne, hébraïque, héllenique, romaine, celtique, germanique, ibérique, l’émergence des pratiques monétaires est avant tout un signe d’appartenance à la communauté.

L’anthropologie renforce cette analyse. Elle nous apprend que l’émergence de la monnaie est à mettre en lien avec le sacrifice. Dans la plupart des sociétés anciennes, le sacrifice est le moyen privilégié de rachat de la dette originelle. La victime sacrificielle est d’abord l’homme ; elle est ensuite remplacée par l’animal, offert en gage pour garantir le rachat et la libération de la dette [Anspach, 1995 ; Malamoud (ed) 1988]. Ce mécanisme de conversion progressif se double d’une dérivation de l’acte sacrificiel lui-même par l’instrument et la circulation monétaire. La monnaie est donc issue d’un long processus de sécularisation ou de socialisation du profanum [Thiveaud, 1998].

En d’autres mots, c’est à travers le paiement des obligations sociales que l’on voit apparaître la monnaie et les pratiques monétaires. Le terme « payer » vient d’ailleurs du latin pacare, pacifier, apaiser ; s’acquitter (quietus) signifie se rendre libre, tranquille. Payer permet ainsi ‘« d’apaiser les dieux, les ancêtres, le souverain ou son représentant soit toute forme possible de créancier » [Basle, 1992b, p. 185]’. C’est une erreur fondamentale, estime Karl Polanyi, de considérer la monnaie comme une simple marchandise, elle est avant tout un moyen d’échange social :

‘ « L’usage de la monnaie pour le paiement est l’un de ses emplois les plus courants dans les temps anciens. Dans ce cas, les obligations ne tirent pas habituellement leur origine de la transaction [...] les paiements sonr régulièrement effectués en liaison avec les institutions du prix de la fiancée, de la dette de sang et des amendes » [Polanyi et Arensberg, 1975, p. 257].’

Chez John Commons, la conception de la monnaie est construite dans cette optique : le phénomène premier n’est pas l’échange, mais l’acceptation des dettes d’autrui : ‘« le concept d’échange de bien doit s’effacer devant la double réalité de la transaction qui est création et extinction de la dette » [Maucourant, 1994, p. 231]’. La monnaie ne peut se comprendre que parce qu’elle compense la dette, et Commons propose de substituer à la notion de moyen d’échange celle de moyen de paiement. Quelles que soient les sociétés, la dette est le moteur des relations sociales. Ce qui est moderne, dit-il, c’est que la monnaie permette la négociabilité généralisée des dettes. Si la monnaie moderne autorise le rachat de la dette immuable et asservissante des sociétés anciennes, elle n’en est pas moins le fruit des rapports de pouvoir entre groupes sociaux, notamment entre sexes.