C. La monnaie comme produit des rapports de pouvoir entre groupes sociaux

En tant que mesure monétaire des obligations sociales et de la pression sociale, la monnaie, chez Commons, doit être comprise comme une « synthèse des rapports de force opérant dans la société » [Maucourant, 1994, p. 264]. Ici encore, le détour historique et anthropologique est précieux. Jean-Michel Servet [1984], lorsqu’il analyse l'apparition de la monnaie frappée en Grèce Antique, montre qu’elle établit un code permettant de mesurer et de définir les rapports de force, les obligations des uns et des autres. Il utilise le terme de paléomonnaie pour exprimer ce temps du commencement des pratiques monétaires. Les paléomonnaies ne sont pas à proprement parler des supports monétaires, mais elles participent à la naissance et au développement du phénomène monétaire71. Elles n’ont pas d’utilité propre, si ce n’est de circuler et de soutenir la reproduction et l’actualisation des rapports sociaux : rapports de subordination, de dépendance, de complémentarité, entre aînés et cadets, mais aussi entre hommes et femmes. Dans les sociétés sans État, les hiérarchies de pouvoir et de statut se traduisaient par un accès inégal à la production mais aussi aux instruments monétaires : la confection des monnaies s’inscrivait dans des rapports de complémentarité et d’interdépendance [Servet, 1998d]72.

Bien souvent, les femmes n’avaient guère de pouvoir puisque l’accès aux biens précieux leur était interdit. C’est le constat que fait Josette Rivallain à propos des paléomonnaies africaines [1994]. Les femmes étaient pourtant au coeur de leur circulation, notamment au travers des compensations matrimoniales, mais sans guère avoir de prise sur les échanges. Certains travaux toutefois nuancent cela, en insistant sur le pouvoir, même relatif, dont les femmes disposent par le contrôle qu’elles exercent sur la production de quelques uns de ces biens précieux faisant office de paléomonnaies. Annie Weiner [1983] montre que dans divers contextes sociaux, certains objets d’une grande importance sociale et culturelle circulent sous le contrôle des femmes. Du fait de leur valeur d’usage dérisoire, ces objets sont passés inaperçus aux yeux de la plupart des anthropologues (elle cite par exemple les bottes de feuilles de bananiers découpées en lanières), alors qu’ils jouent un rôle décisif, notamment lors des cérémonies mortuaires73.

C’est ce que montre également Philippe Rospabé [1999] à propos de la société melpa de Papouasie en Nouvelle-Guinée. Jusqu’au début du XXe siècle, richesse et prestige étaient subordonnés à un bien précieux très précis, les porcs. Ce prestige des grands hommes se mesurait à l’aune de leur capacité à posséder mais aussi à distribuer avec générosité des porcs, notamment lors des grandes cérémonies de type potlatch. À cette occasion, seuls les hommes étaient habilités à endosser le rôle de donataire. Cantonnées à l’espace domestique, les femmes n’en occupaient pas moins une position très stratégique. Du fait de la division des tâches agricoles, elles étaient responsables du soin aux animaux ; de leur travail donc, dépendait l’importance de leurs époux. Et cette mainmise sur la production leur donnait parfois le pouvoir de désigner les bénéficiaires des dons lors des cérémonies.

Et lorsque émergent de nouvelles pratiques ou de nouveaux supports monétaires, c’est essentiellement pour répondre au jeu spécifique des rapports sociaux. Revenons aux Melpa de Papouasie. Lorsque les colons ont débarqué, vers 1930, la circulation de porcs n’existait quasiment plus. Ils avaient été remplacés par des coquillages, les nacres. Cette substitution, initiée par les puissants (les Big Men), leur permettait de limiter le pouvoir à la fois des hommes du commun et des femmes. Avec les porcs, il suffisait de disposer d’un lopin de terre cultivable. Cette liberté d’accès donnait à tout un chacun l’opportunité, même provisoire, de se transformer en donateur généreux et d’accéder ainsi au statut de puissant. Avec les nacres, l’accès est cloisonné : les femmes perdent le pouvoir relatif dont elles jouissaient à travers le contrôle exercé sur l’élevage des porcs [Rospabé, 1999].

Ainsi, par l’histoire et l’anthropologie, on découvre que l’évolution des phénomènes monétaires ne répond pas à un

‘ « souci d’adéquation entre fins et moyens, mais qu’elle est plutôt rythmée par les degrés de développement et les modalités de reproduction et de transformation des rapports sociaux » [Servet, 1998d, p. 372]. ’

Si l’on accepte cette première hypothèse, la monnaie ne devient qu’une partie de la finance, entendue comme l’ensemble des relations de dette / créance.

Notes
71.

L’auteur distingue les paléomonnaies, qui sont des biens dont l’unique raison d’être est précisément de circuler et de réguler les rapports sociaux (haches de pierre, bottes de feuilles de bananiers, etc.) et les biens à fonction paléomonétaire, qui ont d’autres usages (par exemple les animaux).

72.

Par exemple, chez les Fang de Guinée Équatoriale, la fabrication des monnaies ekwélé était réalisée sous la direction des anciens dans le cadre d’une division du travail très spécifique impliquant femmes, hommes, enfants, forgerons. Dans les sociétés avec État, mais où les complémentarités traditionnelles coexistent avec des inégalités propres aux aristocraties, les rapports monétaires reproduisent des rapports de solidarité, de dépendance ou de subordination. Ainsi au Royaume du Congo, la récolte des coquillages-monnaies nzimba était effectuée par les femmes, sur une île inaccessible aux hommes, et sous la direction des émissaires du roi [Servet, 1998d].

73.

Lors de ces cérémonies, les femmes apparentées au défunt dédommagent (grâce à des bottes de feuilles de bananiers et des jupes) « tous ceux qui ont contribué d’une manière ou d’une autre à l’entretien de la personne défunte, la libérant de toutes ses obligations (en dehors de celle que lui crée le fait d’avoir été mise au monde) ; celle-ci, symboliquement libérée de toute réclamation ultérieure de réciprocité de la part d’un tiers, est alors assurée de devenir un baloma, une pure essence ancestrale » [Weiner, 1983, p. 41]. En fin de compte, elles maîtrisent l’immortalité à travers le contrôle du dala, c’est-à-dire le nom qui continue à circuler après la mort de celui qui l’a porté.