La monnaie procède de la dette. Qu’entend-on par « dette » ? Quel rapport avec les notions de droits et d’obligations utilisées jusqu’à présent ? Si certains éléments de réponse sont apparus en filigrane, il semble opportun de préciser davantage ce terme de dette.
Dette et obligation sont étroitement liées : se sentir « obligé » signifie être animé d’un sentiment de dû, de dette. L’idée de dette renvoie ici à celle du devoir : s’acquitter de sa dette est un préalable pour acquérir un droit. Si l’on fait le lien avec le chapitre précédent, cette face de la dette nous reporte à ce que Sen qualifie d’ « obligations relationnelles », liées à la position de chacun au sein de l’organisation sociale. Mais l’idée de dette renvoie également à celle d’un remboursement : il y a eu emprunt préalable ; s’acquitter de sa dette exige une restitution, une compensation74. Cette autre face de la dette nous reporte alors à ce que Sen qualifie d’obligations « liées à un événement ». L’entrelacs de droits et d’obligations, évoqué au chapitre précédent, se matérialise ainsi par celui de dettes / créances. Ces dernières permettent d’apaiser les obligations et de rendre effectifs les droits.
Une créance peut se définir de la manière suivante : toute créance est une relation entre deux agents A et B, qui engage A (le débiteur) vis-à-vis de B (le créancier). Ce que A est engagé à faire dépend du type de créance : la créance peut prendre la forme d’une prestation monétaire ou en nature ; elle peut prendre la forme également d’une obligation (rendre certains services, exécuter certains ordres, réaliser certaines opérations, etc.) Notons également que toute créance de B sur A est une dette de A envers B. La relation est unique ; on l’appelle créance ou dette selon que l’on se place du point de vue de l’un ou l’autre des deux agents engagés dans la relation.
C’est cet ensemble de relations de dettes / créances, qualifié encore de liens financiers, qu’englobe le terme de finance. Le terme finance doit être entendu, non pas au sens économique et contractuel du terme, mais au sens anthropologique, c’est-à-dire que le support de ces dettes / créances n’est pas forcément monétaire. À la suite de Karl Polanyi [1983, pp. 76 sq.], on considère que les relations créancier / débiteur peuvent prendre différentes formes : une relation marchande, une relation de redistribution et enfin une relation de réciprocité, encore qualifiée de don contre don.
La réciprocité repose sur une relation de symétrie ; elle est indissociable du statut respectif des deux partenaires et de leur rapport social, autant celui qui pré-existe à l’échange que celui qui en découle. La redistribution repose sur le principe de centralité. Les richesses sont détenues par une autorité qui se charge de les redistribuer aux membres du groupe qu’il a en charge. Elle renvoie autant à des formes d’organisation politique traditionnelles qu’au fonctionnement actuel des États de droit.
Il est d’usage d’opposer les relations marchandes aux relations de réciprocité, en insistant sur la dimension volontaire, contractuelle et égalitaire des premières, par rapport à la dimension obligée, statutaire et affective des secondes, la monnaie étant précisément l’instrument autorisant la neutralisation de la relation. Il est certain que toute dette, ce que Marcel Mauss qualifiait de don contre don, se caractérise par son ambivalence à travers les rapports de pouvoir qu’elle suscite. Ces prestations de dons, écrit Mauss, revêtent
‘« presque toujours la forme du présent, du cadeau offert généreusement, même quand dans ce geste qui accompagne la transaction, il n’y a que fiction, formalisme et mensonge social, et quand il y a au fond, obligation et intérêt économique » [Mauss, 1993a (1950), p. 147]. ’On donne par amour, par pitié, mais aussi par devoir, par crainte ou encore par intérêt, écrit-il encore [ibid, p. 250]. Chacun, dans son expérience de la dette, peut être écartelé entre la force d’un « lien de vie » ou le poids d’un « noeud mortel » [Malamoud (ed), 1988]. Le fait que la dette soit présentée comme un « don » n’y change rien. En obligeant son partenaire, le donateur acquiert sur lui de l’ascendant, sinon du pouvoir. Signe d’amitié, de générosité, de bonté et de dévouement, à tout moment le don peut néanmoins provoquer un antagonisme exacerbé et une « rivalité exaspérée » [Mauss, 1993a (1950), p. 153]. Expression de solidarité, d’entraide et de coopération, dès lors que l’évaluation des prestations est imprécise, que la relation n’est pas soldée dans l’immédiat par une compensation et que le contre don est laissé à l’appréciation du débiteur, à tout moment l’arbitraire et l’injustice peuvent très largement l’emporter sur toute autre considération, impliquant dépendance, paternalisme, voire subordination.
L’instrument monétaire, lorsqu’il est supposé parfaitement fongible, parfaitement liquide et à vocation universelle, acquiert en même temps une vertu supplémentaire : il est neutre et plus encore, il neutralise les identités et les statuts de chacun. En tant qu’équivalent général et universel, il permet de comptabiliser toutes les relations et de les soustraire ainsi à l’arbitraire ; en tant qu’instrument insipide sans aucune différenciation apparente, il permet de ne pas interférer dans la relation. La monnaie apparaît ainsi comme ce qui rompt la relation de dette entre deux personnes : elle suspend les identités et les statuts, elle est la garantie de la liberté et de l’anonymat de l’échange.
Nul ne songe à nier les vertus émancipatrices de la monétarisation, que Simmel a particulièrement bien mis en évidence à propos du féodalisme : en impliquant un environnement où les dettes sont remboursables, la monnaie offre l’espoir aux débiteurs de s’affranchir des liens de dépendance. L’obligation monétaire, écrit Simmel, est la forme d’obligation compatible avec la plus extrême liberté, en instaurant le stade de la subjectivité, elle « arrache » les personnes « à cette forme primaire de valeurs sociales » [Simmel, 1987, p. 360]. Avec elle, écrit-il encore,
‘« on vit naître le concept de solvabilité pure et simple, sans degrés, faisant de l’obligation une valeur objective, fongible, indépendante de toute estimation personnelle de la solvabilité » [ibid, p. 361]. ’Cependant, dès lors que l’on rejette les hypothèses d’universalité, de fongibilité et de liquidité et que l’on admet que ces trois qualités ne sont qu’imparfaites, alors l’hypothèse de neutralité devient également imparfaite. L’étude du lien monétaire et financier, bien au-delà des transferts contractuels de biens et de droits,
‘« révèle la permanence de réseaux sociaux et notamment l’existence de ‘liens de clientèle’ [...] la réalité dévoile l’absence d’anonymat et la perpétuation de l’échange au-delà même du paiement » [Blanc et Servet, 2000].’L’hypothèse de neutralité repose sur une conception étroitement statique de la relation monétaire. Toute pratique monétaire doit en fait être saisie dans sa dimension temporelle : elle ne prend sens qu’éclairée par la nature du lien financier sur lequel elle repose. Il n’y a plus opposition stricte entre échange marchand, redistribution et réciprocité, mais plutôt un continuum.
Nous nous inspirons ici de Ch. Malamoud [1988].