A. Sphère marchande, sphère non marchande : confusions entre langage courant et langage scientifique

Qu’est-ce qu’un échange marchand ? Cette question est plus subtile qu’elle ne le semble au premier abord, et cette subtilité vient de la confusion fréquente entre le langage courant et le langage « scientifique », entre ce qui relève des pratiques, réelles, concrètes, et ce qui relève de la définition proposée par les économistes. Or cette dernière est davantage une reconstruction normative de la réalité qu’une description des faits. Dans le langage courant, l’adjectif « marchand » renvoie à tout ce qui est propre au commerce ; marchand est finalement synonyme de commercial. Dans le langage économique, l’adjectif « marchand » dépasse cette première définition et nous enseigne à la fois sur le type de relation entre vendeur et acheteur et sur le mode de fixation des prix : un échange marchand est un échange contractuel, dont le prix a été fixé par la confrontation d’une offre et d’une demande.

La pluralité des acceptions du terme « marché » montre également les confusions possibles. Le terme « marché » renvoie tout d’abord à une réalité concrète et localisée : un lieu, généralement ouvert au public, où se rencontrent acheteurs et vendeurs et où s’effectuent les transactions. On parle ainsi de « marché forain », de « marché hebdomadaire » ou encore de « place de marché ». Le terme « marché » renvoie ensuite à une réalité abstraite : l’ensemble des transactions pour une catégorie de biens, par exemple le « marché de l’emploi salarié », le « marché de l’automobile », etc. Le terme « marché » renvoie enfin à un mécanisme de fixation des prix et d’affectation des ressources (le marché « auto-régulateur »), par opposition à un système centralisé et planifié, dans lequel les prix seraient déterminés soit par la coutume, soit par une autorité75.

Du fait de cette confusion permanente entre ce qui relève des faits et ce qui relève de l’analyse, quelle définition peut-on donner d’un échange marchand ? Dans la suite de la réflexion, un échange marchand sera défini par trois conditions. En premier lieu, les quantités offertes ne sont pas administrées par l’État ou quelque autre puissance publique ; autrement dit, il existe une certaine concurrence de l’offre, mais sans pour autant qu’il y ait concurrence pure et parfaite et que l’État n’intervienne pas76, sans pour autant également qu’il y ait liberté absolue des partenaires de l’échange, hypothèse généralement implicite dans la définition proposée du « marchand ». En second lieu, les échanges se font sur la base de prix, mais sans pour autant que ce prix résulte de la confrontation entre une offre et une demande. Planification, marchandage, coutume, rapport personnel ou hiérarchique entre les partenaires sont autant de mécanismes alternatifs possibles. En troisième lieu, l’emploi de la monnaie facilite la mesure des biens échangés ainsi que la transaction, sans pour autant que le paiement ait pour effet de clore la relation entre les deux partenaires. Dans la même optique, le terme « marché » sera employé uniquement dans les deux premières acceptions évoquées plus haut : non pas au sens d’un mécanisme de fixation des prix et d’affectation des ressources, mais d’une réalité, que celle-ci soit localisée (place de marché) ou abstraite (l’ensemble des transactions concernant un bien donné). On parlera ainsi de sphère marchande et de sphère non marchande, afin de désigner l’ensemble des activités et des biens et services susceptibles (ou non) d’être échangés sur la base de prix et donnant lieu à une certaine concurrence77.

Si nous proposons cette définition, c’est pour traduire le caractère arbitraire de la séparation entre les sphères marchande et non marchande, monétaire et non monétaire.

Notes
75.

K. Polanyi est l’un des premiers à avoir insisté sur la nécessité de distinguer le marché comme lieu spécifique où s’effectuent des transactions, et le marché comme mécanisme de fixation des prix et d’affectation des ressources. Il prenait l’exemple des ports de commerce : ce sont effectivement des espaces de marché mais en ces lieux, le fonctionnement de l’échange n’a rien à voir avec le mécanisme de marché tel que l’entend la théorie économique puisque les prix sociaux sont fixés par la coutume et préexistent à l’échange [Servet et alii (eds) 1998].

76.

Poursuivant et prolongeant l’approche polanyienne, de multiples travaux ont montré que l’organisation de modes de circulation de biens ou de services fonctionnant sur la seule base des prix (comme vecteurs d’informations dans la confrontation des offres et des demandes et la réalisation de gains) n’est qu’exceptionnelle. Voir par exemple J.-M. Servet et alii [ (eds) 1998], V. Zelizer [1992].

77.

Cette définition est finalement très proche de celle retenue par la comptabilité nationale : sont considérés comme marchands les biens et les services qui s’échangent ou qui sont susceptibles de s’échanger à un prix qui vise au moins à couvrir les coûts de production, ce qui exclut les biens et les services fournis gratuitement ou quasi-gratuitement par les pouvoirs publics, ainsi que le travail domestique fourni au sein des ménages [Archambault, 1988].