§1. Légitimité monétaire et appropriation

À partir du moment où la monnaie est perçue comme un mode d’expression et d’appartenance à la totalité sociale, elle ne peut être imposée [Aglietta et Orléan (eds), 1995, 1998 ; Blanc, 1998a]. Elle ne peut non plus résulter des seuls calculs individuels, nous l’avons vu plus haut. Il n’y a ni souveraineté absolue de l’autorité monétaire, ni souveraineté absolue des acteurs. L’acceptation de la monnaie résulte nécessairement d’un « compromis », d’une « alliance » entre les ordres économique et politique [Thérêt, 1995, 1998]. Elle doit être considérée comme légitime, la légitimité étant entendue comme

‘« l’ensemble des processus complexes par lesquels la monnaie est acceptée pleinement au sein d’une communauté » [Aglietta et Orléan, 1995, p. 11]. ’

Cette question de la légitimité soulève d’emblée celle de la confiance.

Confiance et légitimité sont étroitement liées. Il est possible cependant de distinguer les deux notions [Reynaud, 1998]. La confiance est une relation : relation entre deux sujets ; entre un sujet et une institution (par exemple l’institution monétaire) ; ou encore relation entre un sujet et un objet : par exemple les instruments monétaires qui matérialisent la monnaie. On dira ainsi : avoir ou ne pas avoir confiance envers telle ou telle monnaie. La légitimité désigne le processus d’acceptation : acceptation d’une règle, d’un pouvoir ou plus généralement d’une institution. Le pouvoir légitime devient autorité. Une institution légitime est une institution acceptée, à laquelle on obéit, mais sans que cette obéissance soit soumission. Inversement, une institution illégitime est une institution que l’on refuse, sans pour autant que ce refus soit possible, auquel cas c’est la soumission. La confiance décrit alors le lien entre le ou les sujets et cette institution légitime. On parlera ainsi de monnaies légitimes et illégitimes, de flux monétaires légitimes ou illégitimes.

Le processus d’acceptation de la monnaie débute ainsi, de manière plus ou moins consciente, par le questionnement suivant : est-elle légitime ou pas ? Ai-je confiance dans cette monnaie ou pas ? C’est en quelque sorte un jugement de valeur qui est porté.

Le rôle des acteurs dépasse le stade du jugement : il se poursuit, précisément à travers un processus d’appropriation (ou de non appropriation). Les acteurs peuvent être amenés à « transformer » la monnaie qui leur est proposée, à la différencier, à en détourner les usages, et ceci afin de la rendre légitime. C’est dans cette optique que Jérôme Blanc interprète la persistance d’un foisonnement de monnaies parallèles. Il identifie dans la monnaie

‘« un principe de socialiation des acteurs qui repose sur la légitimité des monnaies que les acteurs emploient. Le cloisonnement des usages monétaires ainsi que l’intervention d’une totalité sociale dans les pratiques sociales sont semble-t-il des éléments qui contribuent à la perception d’une légitimité par les acteurs » [Blanc, 1998, p. 279]. ’

Récapitulons : la légitimité nécessaire de la monnaie procède de l’adaptation de chacun à la monnaie. Si l’on admet que le rôle des acteurs ne réside pas simplement dans une sujétion à des règles dans lesquelles ils seraient emprisonnés, si l’on fait l’hypothèse que les acteurs sont capables de transformer la monnaie pour la rendre conforme à leurs propres finalités, alors c’est plus qu’une adaptation, c’est une appropriation. Non seulement la monnaie devient acceptable, mais elle sert aussi leurs propres desseins.

Cette appropriation se manifeste par des pratiques monétaires, telles qu’elles ont été définies plus haut : choisir tel ou tel instrument, comptabiliser ou ne pas comptabiliser un flux monétaire, décider de l’affecter à telle ou telle dépense. Ces pratiques monétaires, nous l’avons vu, sont indissociables de l’ensemble des pratiques financières des personnes, celles-ci étant entendues comme l’ensemble des pratiques qui mettent en jeu un créancier et un débiteur : le support de la dette / créance peut être monétaire ou non, institutionnalisé ou non. Ce sont les pratiques d’épargne, de crédit ou d’emprunt, de don contre don, de transferts redistributifs.

Peut-on à présent déceler les facteurs qui président à ce processus d’appropriation ? Certains travaux insistent sur sa fonction de stabilisation de l’incertitude [Salmona, 1990 ; Sagna, 1998], d’autres sur l’expression d’une relation sociale verticale, révélant un rapport à la souveraineté et à la totalité sociale [Aglietta et Orléan (ed), 1995, 1998 ; Blanc, 1998a ; Eme, 1999], d’autres encore sur un rapport social horizontal, traduisant un rapport interpersonnel [Zelizer, 1994a]. Nous proposons finalement de combiner ces différentes interprétations. Nous faisons d’abord l’hypothèse que ce processus exprime l’ambivalence de la monnaie, à la fois mode de gestion de l’incertitude et mode d’expression de l’appartenance sociale. Nous faisons aussi l’hypothèse que cette appartenance sociale se déploie dans la dimension plurielle évoquée au chapitre précédent, à la fois verticale, horizontale, sexuée et réflexive.