§2. L’ambivalence de la monnaie : mode de gestion de l’incertitude et mode d’expression de l’appartenance sociale

Si une conception purement instrumentale de la monnaie doit être refusée, il serait aussi réducteur de tomber dans l’excès inverse. La dimension sociale de la monnaie ne doit pas masquer sa dimension fonctionnelle : la monnaie est au coeur de la gestion de l’incertitude. Ce point a été jusqu’ici largement occulté, il est temps de le réintroduire.

Chez Commons, la monnaie possède une double fonction : médiatiser la contrainte sociale, on l’a vu, mais aussi lutter contre la rareté. Outre les biens et les services auxquels elle permet d’accéder, la possession de monnaie autorise un tout autre rapport au temps : l’anticipation et la projection dans le futur sont désormais possibles. Le sujet, grâce à un jeu tout à fait nouveau vis-à-vis de l’endettement, s’inscrit dans un temps « mouvant, non subi, et riche de promesses » [Maucourant, 1994, p. 232]. Repère essentiel dans un monde en mouvance perpétuelle, la monnaie est à la fois un élément stabilisateur et un mode de gestion de l’incertitude de l’avenir [ibid, p. 258]. La monnaie possède ainsi cette étrange capacité d’allier contrainte sociale et rapport au futur.

Lorsque Keynes s’oppose à la théorie quantitative de la monnaie, c’est de prime abord pour souligner le rôle décisif de la détention de monnaie dans la lutte contre l’incertitude. S’il existe une préférence pour la liquidité, c’est pour faire face aux aléas de la vie quotidienne. La fonction de liquidité de la monnaie permet la jouissance d’une utilité espérée avec certitude. À travers le « pouvoir de disposition » qu’elle permet, elle assure une certaine maîtrise de l’avenir. La monnaie, écrit Keynes,

‘« est surtout un procédé subtil pour relier le présent et le futur ; sans elle, on ne pourrait même pas aborder l’analyse de l’effet produit sur les activités courantes par des prévisions changeantes » [Keynes, 1969, p. 295]. ’

Une propriété essentielle de la monnaie, écrit encore André Orléan, est de permettre la détermination des relations et leur clôture dans le temps :

‘ « elle [la monnaie] s’oppose à l’indétermination des relations humaines, à leur continuel foisonnement, à cette dérive toujours présente vers l’infini du sacré qui conduit à la perte des repères où à l’ivresse. Elle est ce ‘lest’ profane qui permet de ramener les choses à une juste mesure » [Orléan, 1994, p. 20].’

Si la détention de monnaie autorise une stabilisation de l’incertain, il semble logique de supposer que son usage, les pratiques auxquelles elle donne lieu et l’imparfaite fongibilité et liquidité des instruments et des flux monétaires qui en résultent, répondent également à cette volonté de stabiliser un contexte d’incertitude. C’est cette perspective que développe Michèle Salmona lorsqu’elle décrit les pratiques monétaires d’ouvriers et d’agriculteurs : s’il n’y a pas un argent, mais « des argents », ce sont avant tout des stratégies sécuritaires visant à équilibrer dépenses et recettes [Salmona, 1990, 1992]. C’est également cette voie qu’empruntent Lamine Sagna [1998], lorsqu’il analyse les pratiques monétaires des clients de La Poste en situation de difficulté financière, et David Vallat [1999], lorsqu’il décortique les cloisonnements monétaires de populations pauvres. Ainsi les personnes sont amenées à cloisonner leurs revenus et leurs dépenses avant tout pour « gérer le manque » [Vallat, 1999, p. 144 sq.].