A. La monnaie comme rapport social vertical : la question de la légitimité des flux monétaires

Les pratiques monétaires expriment un rapport social à l’égard de l’institution monétaire et de la totalité sociale qu’elle représente. C’est l’hypothèse centrale du séminaire « souveraineté et légitimité de la monnaie ». L’unité du fait monétaire, écrivent les auteurs, doit être saisie

‘« dans son rapport privilégié avec la totalité sociale : la monnaie exprime et conforte les valeurs de la société » [Aglietta et alii, 1998, p. 10]. ’

Que l’on traverse le temps ou l’espace, et ce jusqu’aux périodes contemporaines,

‘« la monnaie demeure une expression de la société comme totalité ; elle conserve son statut d’opérateur de l’appartenance sociale » [ibidem]. ’

La question se pose avec force pour l’acceptation d’une monnaie en tant que telle, par exemple pour les monnaies coloniales en Afrique ou pour l’euro87.

Ne se pose-t-elle pas également pour la légitimité des flux monétaires ? C’est cette hypothèse que reprend Bernard Eme lorsqu’il évoque « les usages différenciés de l’argent public ». Ainsi, écrit-il,

‘« l’usage de l’argent qui transite par les multiples canaux administratifs et publics construit des citoyens différents dans une société fragmentée ; en cela il n’est pas neutre socialement et produit des rapports sociaux civiques différenciés et inégalitaires masqués sous les statuts de la création d’emploi » [Eme, 1998]. ’

Si l’auteur estime que les salaires liés aux ressources fiscales sont source d’« appartenance déliée », c’est parce qu’ils ne sont pas rattachés au mécanisme de redistribution, et en cela ils n’autorisent donc pas l’appartenance à une communauté de travailleurs.

Si l’on postule que le flux monétaire exprime un rapport de droits et d’obligations, alors le fait d’être payé exprime une reconnaissance de droit. Si l’on postule que la monnaie médiatise l’appartenance au collectif, alors payer et être payé, c’est manifester son appartenance à un collectif. Chaque source de revenu soulève alors deux questions. En premier lieu, quel droit ai-je à disposer de tel ou tel revenu ? En second lieu, quelle est la signification de tel ou tel revenu en fonction de son origine, quel type d’appartenance médiatise-t-il ? La réponse à chacune de ces questions est bien sûr fondamentalement subjective. Rappelons-nous la dimension subjective et donc relative du système de droits-buts établi par chacun. Chacun, en fonction de son histoire et de son vécu va interpréter les flux monétaires qu’il perçoit, leur donner un sens et leur accorder une légitimité plus ou moins forte.

Pour aller plus loin dans cette question de l’appropriation et surtout pour comprendre son « effet retour » sur le vécu des acteurs et sur leurs relations sociales, une interrogation supplémentaire mérite d’être soulevée : quel est le sens que les acteurs veulent donner à leurs pratiques et à leurs relations monétaires ?

Suivons dans sa réflexion Viviana Zelizer pour y répondre.

Notes
87.

Le cadre théorique ainsi élaboré présente une dimension opérationnelle évidente pour toutes les situations de crise ou de transition : l’introduction de monnaies coloniales sur le continent africain et l’« illégitimité réciproque » qui en est issue [Servet, 1995b, 1998c], les crises d’hyper-inflation allemande [Aglietta et Orléan, 1982] et brésilienne [Thérêt, 1995], les difficultés soulevées par l’indépendance de la banque centrale en Allemagne [Aglietta, 1995 ; Dehay, 1995] ou encore par le passage à l’euro [Birouste, 1997 ; Servet, 1998b ; Thérêt, 1997].