Simmel, comme bien d’autres, notamment Karl Marx ou encore Max Weber, ont décrit avec force et précision comment l’usage de la monnaie, en mesurant toute chose à une seule aune, abolit hiérarchies et privilège statutaires, nous l’avons vu plus haut, mais aussi dissout les liens sociaux et fonde une société basée sur le calcul et la rationalité froide. L’argent, écrit par exemple Georg Simmel, possède cette capacité démesurée d’éliminer toute « pulsion » et toute « affectivité » ; en vertu de sa
‘ « pureté psychologique », il « arrache [les relations] de toute signification affective » [Simmel, 1987, p. 49]. En vertu de sa « flexibilité et de sa divisibilité infinie [...] il favorise, par la neutralité de son essence, la suppression de l’élément personnel dans les interrelations humaines [ibid, p. 364]. « La personnalité [...] se dissout presque entièrement dans les relations de l’économie monétaire » [ibid, p. 363]. « Sa force médiatrice, écrit-il encore, dépend exclusivement de sa quantité » [ibid, p. 313]. « Ensemble purement arithmétique d’unités de valeurs, il peut être dit amorphe », c’est-à-dire qu’il « fait abstraction des formes des objets auxquels il s’adresse » [ibid, p. 331]. ’C’est précisément ce caractère impersonnel et anonyme de la monnaie que réfute Viviana Zelizer88. Alors que les approches précédentes insistent sur la monnaie comme mode d’expression d’une appartenance à la totalité sociale (dimension verticale), Viviana Zelizer se penche sur la dialectique entre pratiques monétaires et relations interpersonnelles (dimension horizontale) et sur le rôle de la monnaie comme expression et comme façonnement des relations sociales. Elle propose les termes de monnaies « multiples » et « spécifiques », découlant naturellement de la reconnaissance des marchés comme construits sociaux. Le marché, dit-elle, n’est pas une institution indépendante de toute valeur mais
‘« une construction culturelle et sociale spécifique qui possède son propre ensemble de valeurs et de normes et qui est en interdépendance avec d’autres institutions et valeurs » [Zelizer, 1992, p. 4]. ’Le pouvoir du marché existe, mais « il est constamment tenu en échec par le fonctionnement routinier de la vie sociale » [ibidem]. Il n’y a pas pour autant « subordination » du marché au culturel, au social ou au politique : il y a plutôt une dialectique permanente entre ces différentes dimensions de la réalité sociale et la compréhension de la réalité économique passe par l’exploration de cette imbrication et de cette dialectique89.
C’est dans ce cadre théorique qu’elle imagine une conception spécifique de la monnaie : si celle-ci est effectivement le principal instrument des relations marchandes, elle existe aussi en dehors de la sphère marchande. Par conséquent, il n’y a pas une monnaie unique et à usage universel ; il y a qu’une pluralité de monnaies « spécifiques » (special monies). Chaque monnaie est façonnée par des facteurs culturels, sociaux ou politiques qui la rendent qualitativement distincte :
‘« La dichotomie présumée entre une monnaie utilitaire et des considérations non pécuniaires est fausse, car la monnaie dans certaines circonstances peut être aussi singulière et irremplaçable que l’objet le plus personnel ou le plus unique [...] Les structures culturelles et sociales posent inévitablement des limites au processus de monétarisation en introduisant des contrôles et des restrictions profonds sur la circulation et la liquidité des monnaies » [Zelizer, 1994a, p. 19]90. ’Les personnes assignent différentes significations aux instruments comme aux flux monétaires, séparent les usages, créant ainsi des monnaies personnalisées, et ces pratiques de distinction sont indissociables des relations sociales dans lesquelles elles sont impliquées :
‘« le marquage de la monnaie est un processus social : la monnaie est rattachée à une variété de relations sociales plutôt qu’à des individus » [ibid, p. 25]91.’Ce « marquage social » de la monnaie (earmarking) est indispensable, nous dit l’auteur, pour préserver les relations sociales des risques de neutralisation et d’anonymat que l’uniformisation monétaire est susceptible d’engendrer. Son hypothèse est la suivante : les personnes utilisent la monnaie et ses différents supports pour donner du sens à leurs relations sociales ; en outre, ce rapport entre relations interpersonnelles et pratiques monétaires n’est pas univoque mais dialectique. Les pratiques monétaires expriment les relations sociales, elles en sont une forme de traduction. Inversement elles influencent, façonnent, modèlent les relations sociales. Autant l’usage de la monnaie se glisse dans les relations sociales et les imprègne, autant les relations sociales orientent et guident celui-ci.
L’hypothèse de Viviana Zelizer peut se reformuler selon la grille de lecture adoptée jusqu’à présent : la monnaie, en dépit de ses attributs d’homogénéité et d’universalité, ne saurait neutraliser les relations de droits et d’obligations qui régulent les relations personnelles. En effet, nous dit-elle, c’est lors de relations sociales particulièrement délicates que les personnes sont amenées à différencier leurs pratiques : affirmer ou établir des différences de statuts sociaux (par exemple accorder un pourboire), maintenir une inégalité (par exemple l’allocation qu’un homme verse à son épouse), maintenir des relations sociales clandestines (maîtresse, argent de la drogue, du travail clandestin), marquer des relations d’intimité (prêts ou cadeaux d’argent à des amis, paiement d’un partenaire sexuel) [ibid, pp. 26 sq.]92. L’instrument de paiement employé n’est pas neutre et c’est finalement par le truchement de cet instrument que la relation est exprimée.
Choisir un support monétaire ne conduit pas nécessairement à ôter toute intimité à la relation. Payer un portier n’est-il pas plus dévalorisant que lui faire un cadeau, aussi dérisoire soit-il ? Inversement monnaie et cadeau, monnaie et intimité ne sont pas forcément antinomiques. Utiliser des supports peu courants (pièce d’or, billets neufs), « déguiser » la monnaie pour lui donner une distinction physique sont des moyens de personnaliser la relation (pièce cachée dans un cookie, dans un tableau, dans une boîte, etc.). D’autres travaux empiriques peuvent s’interpréter dans cette optique. En France, on observe que dans les relations entre les commerçants et leurs clients, l’argent liquide reste un support du lien affectif. Il est privilégié dans les commerces de proximité, tandis que la monnaie scripturale est réservée aux relations anonymes, par exemple la grande distribution [Salmona, 1990]. Les Italiens, lorsqu’ils souhaitent donner une certaine intimité à la relation commerciale, personnalisent leurs billets de banque en y griffonnant des messages [Mugnaini, 1994]. Les Russes, lorsqu’ils sont impliqués dans une relation professionnelle délicate - conclure un contrat d’affaire, maintenir des relations sociales avec un supérieur, marquer une vente - utilisent la vodka comme moyen de paiement, en complément du rouble, parfois en totale substitution [Hium, 1998]93.
L’analyse proposée par Viviana Zelizer permet d’enrichir et de compléter la compréhension du processus d’appropriation : celui-ci dépend de la légitimité de la monnaie mais aussi des relations sociales dans lesquelles les acteurs sont impliqués à travers le paiement. La dimension dynamique qu’elle suggère enrichit également la compréhension du fait monétaire : non seulement les pratiques monétaires sont un processus en permanente évolution puisqu’elles sont ce que les acteurs en font au quotidien, mais elles façonnent et sont façonnées en retour par les relations sociales qu’elles suscitent.
« It is a powerful ideology of our time that money is a single, interchangeable, absolutely impersonal instrument - the very essence of our rationalizing modern civilisation » [Zelizer, 1994a, p. 1].
Pour illustrer ses arguments, elle reconstitue l’évolution d’un marché tout à fait spécifique, celui des enfants. Elle montre comment, au cours du XIXe siècle, la valeur économique de l’enfant a évolué en fonction de la redéfinition culturelle et sociale de sa place dans l’économie matérielle et émotionnelle de la famille.
« The assumed dichotomy between utilitarian money and nonpecuniar values is false, for money under circumstances may be as singular and unexchangeable as the most personal or unique object [...] Cultural and social structures set inevitable limits to the monetization process by introducing profound controls and restrictions on the flow and liquidity of monies » [Zelizer, 1994a, p. 19].
« The earmarking of money is thus a social process : money is attached to a variety of social relations rather than to individuals » [Zelizer, 1994a, p. 25].
En s’appuyant sur des monographies de populations pauvres, notamment celles établies par C. Pétonnet [1985], J.-F. Laé et N. Murard [1985], D. Vallat reprend cette hypothèse de marquage social et affectif de la monnaie et propose une typologie des cloisonnements [Vallat, 1999, p. 168].
Si la vodka est utilisée comme moyen de paiement et comme unité de compte, c’est aussi en raison de la stabilité de son cours par rapport au rouble : alors que le cours du rouble ne cesse de chuter, celui de la vodka reste immuable (par exemple une tonne de fumier vaut deux bouteilles, une bouteille permet d’acheter entre 40 et 70 kilos de légumes), la vodka reste un point de repère partagé par tous. Valyuta, dit-on à son égard, terme généralement employé pour désigner les devises fortes. On retrouve la double dimension de la monnaie, à la fois fonctionnelle et sociale. C’est aussi, bien sûr, un moyen de faire du commerce illégal [Hium, 1998].