C. La monnaie comme lien réflexif

Lien vertical, lien horizontal, le rapport monétaire est ensuite un lien réflexif, un lien à soi : on en revient ici à la question essentielle de l’autonomie. Cette troisième dimension ne fait que découler des deux précédentes puisque l’autonomie est indissociable, nous l’avons vu avec Sen, de l’ensemble des droits et des obligations contractés à l’égard de ses pairs et à l’égard du groupe social dans son entier. Instrument libérateur des liens de subordination personnels, instrument d’acquittement de ses obligations, instrument de stabilisation de l’incertain et de projection dans le temps, la possession et l’usage de monnaie autorisent

‘« l’évolution de l’individualité, la conviction d’épanouir, avec tout notre vouloir et tout notre sentir particuliers, notre moi intrinsèque » [Simmel, 1987, p. 366].
« Par l’élimination de l’élément personnel, [l’argent] renvoie bien plus fortement l’individu à lui-même et porte sa liberté à une conscience plus positive de tout ce qu’il pourrait atteindre [...] l’argent est le support approprié pour un rapport de ce genre, car il crée certes des relations entre les hommes, mais en laissant les humains en dehors de celle-ci » [ibid, p. 373]. ’

L’ensemble des éléments évoqués jusqu’à présent remet en question l’univocité de cette corrélation. Au-delà des revenus qui permettent l’autonomie financière, importe la réappropriation de ce flux monétaire, sa légitimation, la manière de le gérer et de le réaffecter. S’il est redistribué, alors il est moins source d’individualisation qu’au contraire facteur de cohésion du groupe. Si sa gestion n’est pas maîtrisée (difficultés de comptabilisation et d’équilibrage des recettes et des dépenses), alors il n’est pas source d’individualisation mais plutôt et surtout perte du contrôle de soi.

On peut se demander si ce thème est encore du ressort de la théorie économique. A priori, la discipline ne semble guère s’exprimer à ce propos. Mais à ce stade, n’est-on pas là au coeur de l’hypothèse de souveraineté et de liberté individuelles quant aux prises de décision ? Si l’on considère que la monnaie est un support possible, mais non mécanique et non systématique, de distance critique à l’égard du groupe, alors l’économie a son mot à dire. En fait, la question a été évacuée en postulant que la monétarisation avait rendu possible la souveraineté individuelle. La monnaie serait à la fois cause et conséquence de l’individualisation, au sens de prise de distance à l’égard de ses obligations, non seulement pour les économistes mais aussi pour les sociologues, nous l’avons vu avec Simmel. L’apparition des premières pièces de monnaie est présentée par la plupart comme un instrument permettant de libérer les initiatives économiques et d’exprimer la rationalité économique [Servet, 1998a].

Notre hypothèse sera la suivante : l’indépendance financière n’est pas nécessairement source d’individualisation ; en revanche, il y a une dialectique entre ces deux dimensions et c’est cette dialectique qu’il va falloir étudier.