§1. Une approche en compréhension

Le formalisme méthodologique s’est progressivement imposé à l’ensemble des sciences sociales. Dans l’optique formaliste, toute interprétation est sujette à suspicion. Seule la neutralité garantit l’objectivité, l’interprétation est donc réduite au minimum. On considère que les sciences sociales obéissent aux mêmes lois que les sciences naturelles ou physiques. On peut observer les hommes comme les choses, de l’extérieur. Atteindre l’objectivation exige une rupture avec le sens commun ; c’est le seul moyen de construire un « objet scientifique » et de produire du « savoir scientifique ». En termes de collecte de données, l’entretien de type impersonnel est la seule méthode sérieuse possible.

C’est en opposition totale avec cette conception universaliste de la méthode (le monisme méthodologique) que s’est développée la méthode du verstehen. Le terme allemand verstehen désigne la compréhension de l’intérieur. Ni l’observation, ni le raisonnement ne permettent d’accéder au monde des humains. Seules l’intuition, l’introspection et l’empathie autorisent une certaine forme de compréhension des personnes et des faits. Il faut être capable de se mettre à la place de l’autre. Cette conception de la connaissance, lorsqu’elle est poussée à son extrême comme par l’École Historique allemande, refuse toute théorisation : il n’y a de faits et de valeurs que relatifs. La connaissance n’a d’autre réalité que celle que lui prête l’auteur de sa reconstruction. Toute possibilité de comparaison est rejetée, elle n’aurait aucun sens. L’universalité des sciences sociales est un leurre.

Certes, il est impossible de restituer les faits tels qu’ils se sont effectivement produits. Il n’empêche que ces faits se sont produits ; si l’objectivité pure est une chimère, ne peut-on pas prétendre à une explication « provisoire », comme le suggèrent Pierre Dockès et Bernard Rosier [1991] ? La méthode de Max Weber, décrite dans l’ouvrage Essais sur la théorie de la science [Weber, 1991] s’inscrit dans cette recherche de compromis entre relativisme et universalisme. Lui aussi est soucieux de « compréhension ». Convaincu que les hommes ne sont pas de simples agents porteurs de structures mais des producteurs actifs du social, et préoccupé par l’évolution des institutions de son époque, il accorde une attention toute particulière à la signification de ces institutions pour ceux qui les vivent. Car, selon lui, c’est précisément cette signification qui est moteur du changement. Mais le type de compréhension qu’il propose n’est pas issu de la sympathie et de la communion avec l’autre ; c’est une compréhension qui émane d’un aller-retour entre le singulier et le plus général. Il distingue compréhension et explication, tout en insistant sur la nécessité de ne pas les considérer comme deux modes de pensée séparés. Comprendre comment l’humain se comporte en société et transforme celle-ci ne s’effectue que de « l’intérieur », c’est-à-dire au travers du système de valeurs des personnes. Mais le travail de recherche ne s’arrête pas là. L’objectif final est l’explication compréhensive du social : être capable d’interpréter et d’expliquer à partir des données recueillies.

C’est dans cette optique que se situe notre réflexion. Elle s’enracine dans la conviction profonde selon laquelle savoir commun et savoir scientifique s’enchaînent. Leur opposition n’est pas absolue comme le postulent les formalistes ; elle n’est pas inexistante comme le postulent les partisans du verstehen ; elle est relative. D’où la nécessité d’un aller-retour permanent entre compréhension, écoute attentive et prise de distance, analyse critique. D’où la nécessité également d’un aller-retour permanent entre la singularité du local et le plus général ou encore entre observation et théorisation.

En d’autres mots, la position adoptée est à la fois relativiste et réaliste94. Elle est relativiste, au sens où nous admettons que notre connaissance de la réalité sociale est construite relativement à un point de vue comprenant un cadre théorique et une échelle d’observation choisis au départ, ainsi que la subjectivité du chercheur. Elle est en même temps réaliste, car nous reconnaissons que la réalité observée existe en dehors de l’observation et de l’intention du chercheur ; elle a une réalité en soi.

Ce type de méthode est beaucoup plus familier aux anthropologues, notamment ceux qui s’affichent de l’anthropologie « interprétative » [Geertz, 1986]. On la trouve également chez certains sociologues, les héritiers de Weber, et partisans de la sociologie « compréhensive », qualifiée parfois d’ « ethnosociologie » [Kaufmann, 1996]. Notre objet d’étude aussi bien que le cadre théorique choisi ne nous laissent guère le choix. Si l’on se contente d’observer ou même d’interroger les personnes sur leurs pratiques monétaires et financières, on voit seulement des « objets » que des personnes « manipulent » [Servet, 1998b]. Appréhender ce qui se joue à travers ces pratiques requiert une approche de « l’intérieur » permettant de situer les actions dans leur contexte et dans la trajectoire personnelle des personnes. En outre, tenir compte de la dimension pratique et morale de la motivation et des actions économiques implique de les considérer à la fois dans la singularité de leurs motifs et dans l’universalité de leur contenu de sens. Il s’agit non seulement de reconstituer le déroulement et la logique des processus de décision, mais plus encore de déceler dans chaque cas particulier une part d’universel, et c’est précisément cela qui donne toute sa profondeur à l’approche.

S’inscrire dans une approche pragmatiste de la connaissance consiste à refuser les catégories a priori. Reconnaître l’impossibilité de l’objectivité ne revient pas à évacuer l’intention d’objectivité. Au contraire, c’est une incitation à prendre davantage de précautions pour se prémunir contre les préjugés et a priori. C’est à cette première préoccupation que répond la démarche comparative.

Notes
94.

Nous reprenons la formulation de D. Desjeux [1998].