Une des hypothèses défendues ici porte sur les processus de construction sociale : la comparaison n’est-elle pas le meilleur moyen de soumettre l’argument à l’épreuve ? La méthode comparative s’est développée en sciences sociales pour pallier l’impossibilité de la méthode expérimentale : tester en laboratoire la comparaison devient l’unique moyen de dégager des éléments constants, abstraits et généraux. Émile Durkheim parlait à cet égard d’« expérimentation indirecte ». Chez Max Weber, seule la comparaison autorise le passage du cas particulier au plus général et l’élaboration de catégories susceptibles de rendre la réalité plus intelligible. Le refus de l’universalisme et le souci de relativisme sont précisément nés de cette confrontation avec l’exotique et le lointain.
La pertinence de la confrontation est double. Tout d’abord, elle révèle l’inadéquation des catégories de l’économie standard face à la compréhension de certains objets. Elle oblige donc à leur reformulation. Ainsi reformulées, non seulement les nouvelles catégories limitent le biais ethnocentrique, mais en retour elles révèlent des qualités jusque là négligées de ces mêmes objets. C’est à travers une démarche comparative que Karl Polanyi a contribué à renouveler le savoir économique en dépassant la dichotomie réel / monétaire et en proposant un tryptique des modes d’échange (redistribution, réciprocité et échange marchand) qui permet d’aller au-delà d’une vision purement marchande des sociétés du Nord. Comparer l’histoire de différentes sociétés et décentrer l’analyse des faits sociaux : ce sont là deux façons de dépasser une vision nécessairement biaisée par des cadres de référence et des jugements de valeur qui ne sont que relatifs à un espace et une culture donnés.
L’approche comparative est le moyen de mettre en évidence un certain nombre de phénomènes difficilement perceptibles lorsque nous nous cantonnons à nos propres pratiques. Si certains phénomènes sont difficiles à appréhender et à analyser, c'est parce que les mécanismes à l'oeuvre, situés pour la plupart dans la sphère hors marché, vont à l'encontre de nos représentations dominantes. Les grilles de lecture dont nous disposons pour analyser la réalité, en d’autres mots nos catégories mentales, s'avèrent inadéquates.
Notre représentation du monde est profondément modelée par les hypothèses sous-jacentes de la théorie économique standard dans la mesure où celles-ci se sont progressivement imposées dans l’imaginaire occidental95. La spécificité de la pensée moderne, écrit Louis Dumont, est d’avoir compartimenté le monde moderne en disciplines spécialisées, et notamment d’avoir « construit » l’économique ‘: « il devrait être évident, écrit-il, qu’il n’y a rien qui ressemble à une économie dans la réalité extérieure, jusqu’au moment où nous construisons un tel objet » [Dumont, 1985, p. 33]’. Toute la difficulté consiste à prendre conscience de cette construction et à s’en détacher :
‘« étant donné la primauté de la vue économique dans le monde moderne, il est naturel de supposer que cette vue doit être profondément enracinée dans la constitution mentale de l’homme moderne, qu’elle doit avoir pour lui des implications particulières non dénuées de signification, mais qui sont susceptibles de lui échapper » [Dumont, 1985, p. 34]. ’Et quelle que soit notre volonté de dépasser une analyse en termes de coûts / avantages, l’enracinement de ces catégories mentales dans notre inconscient rend difficile leur remise en question. En nous interrogeant sur des systèmes de représentations de mondes autres, nous nous interrogeons en même temps sur nos propres systèmes de représentations96. Nous sommes ‘« une science en devenir »’, écrit Louis Dumont. Le progrès scientifique
‘« consiste à remplacer peu à peu nos concepts par des concepts plus adéquats, c’est-à-dire à les affranchir de leurs origines modernes et plus capables d’embrasser des données que nous avons commencées par défigurer » [Dumont, 1985, p. 17]. ’Ici en l’occurrence, la comparaison est un moyen de s’affranchir de nos représentations objectives de la monnaie et de mettre en évidence la dimension sociale de la monnaie contemporaine. L’analyse de sociétés différentes est un moyen de dépasser, du moins en partie, cette sorte de « myopie », en nous obligeant à élargir nos matrices d’interprétations [Servet, 1998a]. Le « détour », pour reprendre l’expression de Georges Balandier [1985], facilite le détachement vis-à-vis de nos propres représentations ; il permet de prendre du recul et de rendre certains phénomènes plus intelligibles, au Nord mais aussi au Sud puisque les analyses que nous proposons du Sud sont, elles aussi, biaisées par nos représentations. C’est en interrogeant l’histoire et l’anthropologie que les économistes ont découvert ce qu’il y avait de non économique dans la monnaie. C’est à travers un détour par la tradition kabyle que Pierre Bourdieu [1998] a mis en évidence les mécanismes de ce qu’il appelle la domination masculine. « Ce détour par une tradition exotique, écrit-il,
‘« est indispensable pour briser la relation de familiarité trompeuse qui nous unit à notre propre tradition » [ibid, p. 9]. ’Il considère ce détour comme une « stratégie pratique », une « sorte d’expérience de laboratoire », qui doit permettre
‘« d’objectiver les catégories de l’inconscient » et de se dégager de « schèmes inconscients de perception et d’appréciation [...] de modes de pensée qui sont eux-mêmes le produit de cette domination [masculine] » [ibid, p. 11].’Si l’approche comparative a ses adeptes, elle a également ses ennemis. Les partisans du formalisme estiment qu’elle se résume à « raconter des histoires » ; il est facile de vérifier, mais ‘« virtuellement impossible d’infirmer » [Blaug, 1992, p. 110]’. Les historiens la suspectent de généralisation hâtive, on connaît par exemple les réticences de Fernand Braudel à l’égard de la démarche polanyienne [Dockès, 1990].
À ces critiques, on objectera que s’intéresser aux cadres locaux de la conscience ne revient pas à tourner le dos à la raison. L’objectivité se construit autrement. Elle obéit à des modalités différentes des méthodes quantitatives. L’objectivation se construit peu à peu, grâce aux instruments conceptuels mis en évidence et organisés entre eux,
‘« donnant à voir le sujet de l’enquête d’une façon toujours plus éloignée du regard spontané d’origine, mais sans jamais rompre totalement avec lui » [Kaufmann, 1996, p. 22]. ’De même, l’objet étudié se construit peu à peu, par une élaboration théorique qui progresse jour après jour, à partir d’hypothèses forgées sur le terrain. Construire un modèle interprétatif « raisonné », prétendre parvenir à une certaine forme d’explication et de généralisation à partir du particulier, impliquent un certain nombre de contraintes que nous allons nous attacher à préciser. De même, la comparaison n’a de sens qu’à travers le mode adopté de collecte des données : une analyse à microéchelle et des enquêtes de type récits de vie. Avant d’en venir là, la première contrainte procède du contexte de collecte des données ; ici en l’occurrence, les enquêtes se sont inscrites dans le cadre d’une commande sociale.
Le processus est bien sûr à double sens : les préjugés du sens commun ont très largement participé et continuent de participer à l’élaboration des disciplines scientifiques, quelles qu’elles soient.
Le terme « système de représentations » renvoie à l’ensemble des perceptions et constructions mentales propres à un groupe social. Nous y reviendrons beaucoup plus en détail au chap. 4.