B. Restituer un « objet social »

Que cherche-t-on à travers ce type de récit ? Il ne s’agit pas de comprendre en « profondeur » la personne enquêtée. L’objectif final ne consiste pas à saisir parfaitement le parcours de vie, même partiel, d’une personne. L’objectif est ailleurs : son récit et les expériences qu’elle nous livre ne sont qu’un outil visant à restituer un « fragment de réalité sociale-historique » ou encore un « objet social » [Bertaux, 1997, p. 7, p. 45].

‘« Des expériences de ceux ou celles qui ont vécu une partie de leur vie au sein de cet objet social », vont être extraites « des informations et des descriptions qui, une fois analysées et assemblées, aident à en comprendre le fonctionnement et les dynamiques internes » [ibid, p. 45]. ’

Ici en l’occurrence, à travers les expériences des femmes rencontrées, c’est bien l’explicitation d’un « objet social » que l’on vise : les pratiques monétaires et financières et les logiques sur lesquelles elles reposent. À travers les expériences de chacune et les liens de causalité que l’on décèle entre ces pratiques et les trajectoires personnelles, on s’interroge sur les significations de ces pratiques. C’est aussi un « fragment de réalité sociale-historique » par la manière dont ces pratiques actualisent, entretiennent, mais aussi dynamisent les mécanismes de reproduction sociale. Il ne s’agit ni de fournir une description statistique, ni de valider des hypothèses, mais de comprendre comment fonctionne un « monde social », celui des femmes en situation de précarité. À travers les témoignages des unes et des autres, transparaissent la persistance et la reproduction des mécanismes de division sexuée des rôles et des systèmes de représentation : comment par exemple les réticences à l’égard de l’euro traduisent des cadres mentaux et des représentations sociales liés à la pratique quotidienne des femmes, comment l’usage des revenus traduit les rôles de dépendance et de devoir social assignés aux femmes françaises, ou encore, comment le vécu des prestations sociales fait surgir l’ambiguïté sur laquelle les États de droit et la notion de dette sociale se sont construits.

La recherche repose sur un effort constant qui consiste à pousser chaque cas hors de sa particularité vers de plus vastes problèmes. On est en présence d’une dialectique permanente entre un « tout social » et les parties de ce tout : chaque trajectoire et chaque vécu n’existent qu’à travers un tout, qu’ils contribuent à actualiser mais aussi à faire évoluer. C’est cette dialectique permanente qui donne toute sa signification aux expériences personnelles. La recherche, écrit l’anthropologue Clifford Geertz, lorsqu’il décompose les interactions entre savoir local et savoir global, s’appuie alors sur un :

‘« aller-retour dialectique continu entre le plus local des détails locaux et la plus globale des structures globales en sorte qu’on arrive à les voir simultanément [...] sautillant entre le tout conçu à travers les parties qui l’actualisent et les parties conçues à travers le tout qui les motive, nous cherchons à les tourner, par une sorte de mouvement perpétuel intellectuel en explication l’un de l’autre » [Geertz, 1986, p. 88].’