§2. Le contenu des récits de pratiques en situation

Rappelons notre objet d’étude : les pratiques monétaires et financières des femmes en situation de précarité. Dès le départ, une de nos hypothèses était la suivante : l’idée d’une dialectique entre ces pratiques et les droits et les obligations dont les femmes se sentent investies. Cette problématique ne nous laissait guère le choix de la méthode : la simple étape de description des pratiques, nous l’avons vu plus haut, exige déjà une reconstitution temporelle.

C’est ici que l’approche narrative, de par sa dimension diachronique, s’avère essentielle. Cette dimension diachronique, même si elle est recréée en partie après l’entretien par le chercheur, présente tout d’abord une certaine garantie d’objectivité. La reconstitution des enchaînements d’événements, de situations, d’interactions et d’actions contient nécessairement bon nombre d’informations exactes du point de vue des faits [Bertaux, 1997]. Au cours de l’entretien, lorsque deux énoncés se révèlent contradictoires, l’enquêté modifie lui-même son point de vue.

Pour sortir de la simple description et aller plus loin, nous l’avons déjà dit, cela exige une « mise en situation » : seul moyen de restituer le sens de ces pratiques et les processus de décisions dont elles sont issues. Au-delà de la description d’expériences personnellement vécues, la mise en situation consiste, de la part de l’enquêteur, à orienter le récit vers les contextes au sein desquels ces expériences se sont inscrites. L’approche biographique révèle alors toute sa pertinence, car elle permet d’abord de « saisir les logiques d’action dans leur développement biographique » [Bertaux, 1997, p. 8]. Contrairement à des entretiens à questions fermées, qui ne saisissent que des fragments de réalité, le récit a ensuite cet appréciable avantage de disséquer dans une dimension temporelle l’articulation concrète entre les différents domaines de l’existence, l’emploi, la famille, les relations extra-familiales. Enfin, la troisième qualité de ce type de démarche réside dans le caractère dynamique des informations recueillies. Les rapports sociaux ne sont pas figés, ils sont saisis dans leur développement temporel, par le biais de leur reproduction et leur dynamique de transformation. Alors que les enquêtes à questions fermées n’autorisent guère qu’une photographie, à un moment donné de l’histoire, le récit s’apparente davantage à un film.

Revenons à notre objet d’étude. La mise en situation s’est faite selon un double axe de recherche : un premier axe d’ordre temporel, un second d’ordre social, visant à localiser les pratiques au sein de leur configuration sociale103. C’est de cette manière que la double exigence de temporalité des pratiques monétaires et financières a fini par devenir une évidence : une première temporalité de très court terme, liée à l’incertitude du quotidien, une seconde s’inscrivant dans le plus long terme, le temps de la reproduction des rapports sociaux.

D’une part, la dimension temporelle vise à reconstituer la dynamique de la trajectoire personnelle. Logiques d’action et rapports sociaux ne prennent sens que par rapport à leur histoire, d’où la nécessité de prendre acte, même très partiellement, des étapes marquantes des parcours personnels. À travers la reconstitution d’une trajectoire, on cherche à saisir par quels mécanismes et processus les femmes en sont venues à se retrouver dans une situation donnée ; on comprend mieux ainsi comment elles parviennent à gérer cette situation.

D’autre part, la dimension sociale vise à saisir les pratiques à un moment donné de l’histoire personnelle. L’idée consiste à réinscrire ces pratiques dans l’ensemble des relations sociales. On observe alors que toute pratique monétaire ne saurait exister de manière isolée. Elle ne se déploie qu’au sein d’une relation. C’est cette inscription dans la relation qui lui donne son sens.

Notes
103.

Notons bien que dans la réalité, ces deux axes sont confondus : ils sont distingués uniquement afin de faciliter l’analyse.